Droits de reproduction sur la toile (3)
Autopsie de l'« action
Gallimard »
contre le site Céline d'Infonie
Le site « Louis-Ferdinand
Céline, 1894-1961 », créé par David
Desvérité à Rouen, a été
lancé sur le serveur Infonie en mars 1998. Anonyme, il
comprend toutefois l'adresse électronique du responsable et
sera vite connu comme le « site Céline
d'Infonie ». Son créateur a tout de suite obtenu
la collaboration du Bulletin célinien de Marc
Laudelout à Bruxelles. Très vite le site s'impose
comme la référence célinienne sur la toile,
comme l'a rappelé le Bulletin célinien au
moment de l'action de l'IMEC (no 219, avril 2001, p. 3):
« Ce site fait l'unanimité dans la presse
spécialisée et sur le web : "Du grand art"
(hachette.net, septembre 1998); "Un bon site sur cet auteur
controversé" (L'Officiel du Net, mars 1999);
"Intelligent sans être intellectuel, cultivé sans
être universitaire, ce site est un point de passage
incontournable pour tous ceux qui s'intéressent à
l'auteur du Voyage au bout de la nuit" (www.auteurs.net),
etc. ». Il faut en effet ajouter, « Le site
référence sur Céline » :
« un véritable site référence
célinien qui fait maintenant autorité sur la
toile », et l'auteur de cet éloge, Olivier
Delcroix, ajoute : « Points forts : interactif,
très illustré, juste et agréable de
navigation; points faibles : ne pas permettre de lire de
longs extraits de l'oeuvre de Louis-Ferdinand Céline. Mais
comme l'auteur l'explique en introduction, un conflit l'oppose aux
éditions Gallimard, détentrices des droits de
l'oeuvre » (44).
Bref, voilà sur la toile le site
de référence sur Céline créé en
mars 1998. Avril 1999, voici le message électronique
expédié à David Desvérité, avec
copie au serveur Infonie, par les Services juridiques des
Éditions Gallimard : « Votre site pose un
problème de fond aux Éditions Gallimard et aux ayants
droit Céline. Merci d'accorder toute votre attention au
document attaché ci-joint ».
La pièce jointe en question
était
celle-ci :
« Monsieur, Vous êtes à l'origine d'un site
Internet consacré à Louis-Ferdinand Céline,
illustré de photographies de l'auteur et de nombreux
extraits de ses oeuvres. Nous vous rappelons que Louis-Ferdinand
Céline est un auteur publié par les Éditions
Gallimard et que son oeuvre est protégée par les
dispositions du Code de la Propriété Intellectuelle.
Quelles que soient vos motivations, nous attirons votre attention
sur l'interdiction qui en résulte de toute
représentation, même partielle, de ces oeuvres dont
les Éditions Gallimard sont cessionnaires des droits. En
l'occurrence, leur adaptation et leur représentation sur
écrans reliés à des réseaux impliquent
tant au titre des droits patrimoniaux que du droit moral,
l'autorisation préalable et spécifique de
l'éditeur d'une part, de l'Auteur ou de ses Ayants droit
d'autre part. Les mêmes restrictions s'appliquent aux
photographies représentées qui ne sont pas non plus
de libre accès. Relativement à l'oeuvre de
Louis-Ferdinand Céline une telle démarche s'impose
d'autant plus que les Ayants droit de l'Auteur ont
décidé au nom du droit moral, que les pamphlets
(Bagatelles, L'École et Les Beaux draps), dont ils ont
conservé l'intégralité des droits de
propriété littéraire, ne feraient plus l'objet
d'une quelconque communication au public. En créant ce site
Internet vous avez offert la représentation de même
que permis la reproduction d'oeuvres protégées et
ainsi commis un acte de contrefaçon susceptible de sanctions
pénales. C'est pourquoi nous vous demandons de faire cesser
immédiatement ces représentations illicites et de
vous abstenir de toute tentative de communication au public des
pamphlets, qui vous exposeraient à de sévères
poursuites judiciaires que les Ayants droit de Louis-Ferdinand
Céline et les Éditions Gallimard ne manqueraient pas
d'entreprendre solidairement à votre encontre, à
défaut pour vous d'avoir fait le nécessaire et de
nous avoir confirmé par écrit, sous huitaine,
l'abandon de votre projet. Nous vous prions de considérer
la présente comme valant mise en demeure. Veuillez
agréer, Monsieur, l'expression de nos sentiments
distingués. — La Direction
Juridique. » (45).
Maintenant que le temps a passé
et que personne n'est plus dans le feu de l'action, examinons de
près ce message. Commençons par la
diffamation : jamais ni d'aucune manière il n'a
été question de publier les pamphlets ou le moindre
extraits des pamphlets sur le site Céline. Est-ce que les
Services juridiques de Gallimard ne disposent pas d'ordinateurs
branchés sur la toile ? Ces savants juristes auraient
vite constaté que non seulement le site Céline
d'Infonie n'a jamais préparé ni annoncé
d'édition des pamphlets, mais que ces pamphlets
étaient précisément en cours de publication
sur la toile au même moment ! En effet, le site Solus
d'abbc.com publiait alors les cent premières pages et publie
aujourd'hui l'intégrale de Bagatelles pour un
massacre et de la plupart des textes pamphlétaires de
Céline (46). Cela dit,
l'incompétence n'explique pas tout. Si les Services
juridiques de Gallimard ne savaient pas que les pamphlets
étaient en cours de publication à ce moment et que le
site Céline d'Infonie n'y était pour absolument rien,
il faut tout de même que l'idée vienne de quelque
part. On en déduira que l'explication la plus probable de
cette diffamation est la dénonciation, voire la
délation ! Tant et aussi longtemps que Gallimard
n'expliquera pas autrement l'accusation sans fondement aucun, on
peut croire que ses Services juridiques auront servi d'instrument
à des personnes assez malintentionnées pour
mêler la diffamation à la délation — et
ce
sont vraisemblablement ces personnes qui ont ensuite agi de la
même manière à la Radio Suisse Romande et
à l'IMEC.
Sur le plan de la rhétorique
juridique, ou plutôt judiciaire, ce sont les pamphlets qui
donnent l'impression d'un crime des plus graves, ce qui se fait par
association : « ...les Ayants droit de l'Auteur ont
décidé au nom du droit moral, que les pamphlets
(Bagatelles, L'École et Les Beaux draps), dont ils ont
conservé l'intégralité des droits de
propriété littéraire, ne feraient plus l'objet
d'une quelconque communication au public. En créant ce site
Internet vous avez offert la représentation de même
que permis la reproduction d'oeuvres protégées et
ainsi commis un acte de contrefaçon susceptible de sanctions
pénales. [...] C'est pourquoi nous vous demandons de faire
cesser immédiatement ces représentations illicites et
de vous abstenir de toute tentative de communication au public des
pamphlets, qui vous exposeraient à de sévères
poursuites judiciaires ». Les menaces de
« sanctions pénales » et les
« sévères poursuites
judiciaires » n'ont évidemment plus le même
sens si les pamphlets ne sont plus en cause.
En effet, en droit et en fait, tout le
message électronique des Services juridiques se
réduit alors aux mots suivants : « des
photographies de l'auteur et de nombreux extraits de ses oeuvres
[se trouvent sur le site Céline d'Infonie]. Nous vous
rappelons que Louis-Ferdinand Céline est un auteur
publié par les Éditions Gallimard et que son oeuvre
est protégée... ». Quelles
photographies ? (tiens, tiens !... cela n'annoncerait-il
pas déjà l'action de l'IMEC ?). Il n'y avait
absolument aucune photographie appartenant aux Éditions
Gallimard sur le site. On y trouvait toutefois la reproduction de
dessins de Tardi illustrant Voyage au bout de la nuit et
Mort à crédit. J'imagine que ces dessins
viennent de l'édition illustrée parue chez
Denoël en 1942 et je suppose que Gallimard ne les a jamais
réédités, de sorte que les droits ne sont pas
réputés appartenir à la maison
d'édition, mais bien à la succession de Tardi. Quoi
qu'il en soit, David Desvérité les a retirés
par précaution.
Bref, la mise en demeure vise les
pamphlets qui ne sont pas en cause et des photographies qui ne se
trouvent pas sur le site. Il faut donc encore soustraire. Le
texte juridique se réduit alors à « Nous
vous rappelons que Louis-Ferdinand Céline est un auteur
publié par les Éditions Gallimard et que son oeuvre
est protégée, alors que votre site en
reproduit de nombreux extraits ». Voilà une
mise de demeure ramenée à de bien minces proportions,
assez peu intimidantes, lorsqu'on s'avise qu'en logique les
affirmations catégoriques sont toujours des propositions qui
se discutent. En effet, que peut signifier la majeure et la
mineure de ce syllogisme ? Le Professeur Z vous
explique : qu'est-ce donc qu'être un
« auteur » publié par Gallimard ?
et quel sens faut-il donner à « son
oeuvre » et « protégé »
dans l'expression « son oeuvre est
protégée » ? Il faut donc encore
traduire en bon français et en bonne logique cette
affirmation grevée de présupposées.
Nous voilà donc rendu en
réalité à l'affirmation générale
suivante : « Le site Infonie publie de nombreux
extraits d'oeuvres de Céline dont les droits appartiennent
à Gallimard ». Voilà qui commence à
avoir un peu de bon sens juridique. Premièrement, quelles
sont ces oeuvres dont les droits appartiennent à Gallimard
et, par conséquent, quels sont les extraits
incriminés ? C'est ce que les Services juridiques de
Gallimard devaient dire précisément.
Deuxièmement, en quoi ces extraits contreviennent-ils aux
droits de citations et d'illustration reconnus par les lois et
règlements sur le droit d'auteur, dans l'univers de
l'imprimé ? Et il faudra ajouter, évidemment,
la question de l'application de ces droits dans le site
Céline d'Infonie, c'est-à-dire un site privé
de la toile, mis gracieusement en place par David
Desvérité pour faire partager sa passion pour un
auteur publié par Gallimard, mais appartenant aussi un peu
au patrimoine littéraire du roman moderne. Ce ne sont pas
évidemment trois questions dont on trouvera la
réponse dans l'affirmation péremptoire des Services
juridiques et qu'on réussit à dégager
finalement de la prétendue « mise en
demeure », étant entendu qu'on doit toujours
comprendre clairement l'objet d'une mise en demeure. Quels
extraits ? Quelle loi ? De quel droit ?
Avant d'examiner de quels extraits de
l'oeuvre de Céline il s'agit, il faut d'abord se demander
jusqu'où l'affirmation péremptoire des Services
juridiques peut éventuellement être juste et
légitime. Il y a en effet une grande différence
entre l'expression courante « Céline est un auteur
publié par Gallimard » et « son oeuvre
est protégée » : il faut au contraire
dire et comprendre que les oeuvres de Céline appartenant
à ses ayants droits et publiées par Gallimard sont
protégées par les dispositions du Code de la
Propriété Intellectuelle, ce qui n'est
évidemment pas du tout la même chose. On
n'achète pas un auteur comme Céline et c'est lui, non
ses ultérieurs ayants droit, qui pouvait par contrat
être obligé de publier chez Gallimard. En
revanche, il est assez évident que les lettres et les textes
qu'il a adressés à ses correspondants, par exemple,
comme tous ceux qui ont été publiés ailleurs
que chez Gallimard, notamment en revue ou dans des livres d'autres
auteurs ne sauraient appartenir ni à Gallimard ni aux ayants
droit de l'auteur. Bien plus, dans le cas particulier des oeuvres
de Céline, ses bibliographes ont pris la malheureuse
habitude de qualifier d'« édition
pirate » la publication de textes qui jamais ni d'aucune
manière ne contrevenaient à la volonté de
Céline (et il faut ajouter, bien au contraire) et
qui, en plus, ne « pirataient » absolument
rien, puisqu'on ne peut les opposer à aucune publication
« autorisée ». Il est assez difficile
de faire une contrefaçon de ce qui n'a jamais
été façonné ! C'est même le
cas des pamphlets dont il ne peut exister aujourd'hui absolument
aucune édition pirate, puisqu'il n'en existe plus
d'autorisée. Mais pour en revenir à nos extraits,
c'était aux Services juridiques de Gallimard de produire la
liste des textes publiés sur le site Céline d'Infonie
qui lui appartiendraient et à prouver ses copyrights, car
Gallimard ne peut jouer le rôle de la police et interdire la
publication de textes de Céline qui ne sont pas les siens ou
ceux des ayants droit, appartenant à des tiers par exemple
ou ayant appartenu à des journaux, des revues ou des
éditeurs qui n'en réclament pas les droits et qui ne
les ont pas cédés. On n'a pas besoin d'être un
juriste spécialisé sur les questions du droit de
propriété intellectuelle pour comprendre cela. On
dira plaisamment que Gallimard n'a tout de même pas
acheté Céline !
Évidemment, sous le choc de la
mise en demeure (« Nous vous prions de considérer
la présente comme valant mise en demeure »), ni
David Desvérité ni surtout les responsables d'Infonie
n'ont pris le temps de faire ces distinctions. C'est le lendemain
que le site est fermé par Infonie qui écrit à
David Desvérité :
« Monsieur, — Conformément aux conditions
générales d'utilisation d'Infonie, nous vous
informons que nous avons reçu une vive protestation des
Éditions Gallimard, relative au contenu de votre site web
hébergé par Infonie. Après examen de votre
site, il nous est apparu que le contenu de vos pages pouvait
être de nature à soulever une difficulté au
regard des droits de propriété intellectuelle dont
les Éditions Gallimard seraient cessionnaires. Nous avons
suspendu l'accès à votre site dans l'attente d'une
clarification de cette situation. Veuillez agréer, Monsieur,
l'expression de nos sincères salutations. —
Jean-Philippe
Carbonel, Service Juridique, Infonie » (47).
Évidemment, contrairement à ceux de Gallimard, les
Services juridiques du serveur Infonie n'étaient pas de
taille et il était donc naturel qu'ils fassent preuve de
prudence. D'ailleurs, il en est de même de David
Desvérité, qui écrivait aussitôt
à Gallimard :
« Quoi qu'il en soit, soyez assuré que je me
conformerai à votre volonté et à la loi
relative au Code de la propriété intellectuelle.
Pouvez-vous simplement m'indiquer s'il est toléré de
publier de simples extraits de romans ou textes divers, comme cela
se fait dans n'importe quel ouvrage critique ? Voyez-vous un
inconvénient à ce que perdure le site si tous les
textes de Céline sont enlevés ? [...]
N'étant absolument pas compétent en matière
juridique, je m'abstiendrai donc d'encourir les foudres d'un grand
éditeur » (48).
Ce message est resté sans réponse et pour être
certain de satisfaire aux exigences et de l'éditeur et du
serveur, David Desvérité a tout simplement soustrait
tous les textes de Céline. Le site a ainsi
été réouvert le 27 avril 1999. Même si
cette décision ne peut faire jurisprudence, on peut tout de
même déplorer que David Desvérité ait
dû se soumettre aussi facilement et aussi largement à
une mise en demeure aussi peu précise que mal
fondée.
Voici la liste complète des
textes et extraits de Céline qui se trouvaient sur le site
et qui ont été supprimés à la suite de
l'action de Gallimard :
A. Citations des romans
(1) Voyage au bout de la nuit, brèves citations
de une à neuf lignes, avec références à
l'édition de La Pléiade : « La
guerre » (27 extraits), « L'Afrique »
(15 extraits), « Les États-Unis » (21
extraits), « Rancy » (22 extraits),
« Paris-Toulouse » (18 extraits) et
« Vigny-sur-Seine » (12 extraits).
(2) Casse-pipe (18 extraits de trois à six
lignes).
Ces 133 citations correspondent
parfaitement bien, il me semble, au droit de reproduction pour fin
d'illustration : non seulement ces extraits ne permettent pas
de recréer le moindre passage de l'oeuvre, mais ils sont
propres à illustrer les thèmes du
« voyage », puisque tel est le premier mot du
titre de l'oeuvre et, surtout, d'illustrer son style.
L'objectif : donner le goût de lire le Voyage au bout
de la nuit, qu'on se procurera évidemment dans une des
éditions de Gallimard. Pour le grand public, il s'agissait
de la pièce maîtresse des citations empruntées
au roman dont les droits appartiennent incontestablement à
Gallimard, mais pas le droit d'interdire les citations produites
à titre d'illustration. Il en est de même de
plusieurs des cas suivants.
B. « Inédits et textes
retrouvés »
« Inédits et textes retrouvés »
rassemblés par les Cahiers de l'Herne en 1963 et 1965 (et
réédités en 1972) et deux autres (nos 8-9)
textes brefs du même ordre.
(3) Les Carnets du cuirassé Destouches (6
extraits). Source : Cahiers de l'Herne, no 5,
1965, p. 9-11; rééd. nos 3 et 5, 1972,
p. 10-12,
(4) « Hommage à Zola ».
Source : Marianne, no 50, 4 octobre 1933;
rééd. Cahiers de l'Herne, nos 3 et 5, 1972, p.
22-24.
(5) « Bezons à travers les
âges ». Préface de Bezons à
travers les âges d'Albert Serouille, Paris, Denoël,
1944, p. 9-15; rééd. Cahiers de l'Herne,
nos 3 et 5, 1972, p. 33-35.
(6) « À l'agité du
bocal », texte
d'abord paru en brochure sous le titre de Lettre à J.-B.
Sartre (Lanauve de Tartas, 1948 :
« J.-B. »
n'est évidemment pas une coquille de la
présente transcription); rééd. Cahiers de
l'Herne, nos 3 et 5, 1972, p. 36-38.
(7) « Interview sur Gargantua et
Pantagruel ». Préface de Gargantua et
Pantagruel de Rabelais, Paris, Le meilleur livre du mois, 1959,
p. 19-23; ; rééd. sous le titre
« Rabelais, il a raté son coup »,
Cahiers de l'Herne, nos 3 et 5, 1972, p. 44-45.
(8) « Pour tuer le chômage, tueront-ils les
chômeurs ? », le Mois,
février-mars 1933,
p. 57-60; et la République, 19 mars
1933.
(9) « Qu'on s'explique, postface de Voyage au
bout de la nuit », Candide, 16 mars 1933.
(10) « Vive l'Amnistie,
Monsieur ! » (article de Rivarol en 1957,
réédité par Robert Poulet, toujours dans
Rivarol en 1962); rééd. Cahiers de
l'Herne, nos 3 et 5, 1972, p. 40-41.
Aucun de ces huit textes n'est réputé appartenir aux
ayants droit de Céline et encore moins à Gallimard,
puisque le seul texte qui appartenait à Denoël
(no 5) est repris sous le seul copyright ces Cahiers de
l'Herne, sans autres indications. À ce qu'on sache,
Rivarol
ou Candide, par exemple, n'ont pas vendu ou
cédé les droits de ces textes à Gallimard,
tandis que Céline, évidemment, est
réputé avoir donné ses droits avec leur
publication. Le cas du pamphlet de Céline contre Sartre est
particulièrement net : Louis-Ferdinand Destouches a
adressé deux copies de son texte, l'une à Gallimard
qui a refusé de le publier, l'autre à Albert
Paraz qui l'a publié, lui, en appendice à son Gala
des vaches en 1948, réédité chez Balland
en 1974, après avoir été publié en
tiré-à-part par les amis de Céline. Comme on
le voit, il est peu probable que Gallimard et les ayants droit de
Céline puissent établir leur copyright sur ces huit
textes et ils n'avaient par conséquent pas le droit d'en
interdire la publication sur le cite Céline d'Infonie.
C. Correspondances
(11) Correspondance Céline/Garcin, 1929-1938 (choix
de 9 lettres sur 28) — cf. Lettres à Joseph
Garcin,
édition de Pierre Lainé, Paris, Librairie Monnier,
1987. Le copyright est de Lucette Destouches, et non de Gallimard,
pour les lettres, et de la librairie Monnier pour l'annotation.
(12) Correspondance Céline/Denoël, 1932-1948
(choix de 15 lettres dans un vaste corpus) — cf.
Céline
et les Éditions Denoël, édition de
Pierre-Edmond
Robert, Paris, IMEC, 1991. Le copyright est cette fois-ci
de Gallimard pour les textes de Céline, mais de l'IMEC (et
non de Gallimard) pour l'édition.
(13) Correspondance Céline/Sandfort, 1933-1934 (9
lettres et un questionnaire) — cf. Paris, Librairie Monnier,
1989.
Le copyright est de Lucette Destouches pour les textes, et non de
Gallimard, et de la librairie Monnier pour l'édition.
(14) Correspondance Céline/Bell, 1943-1950 (choix de
6 lettres sur 20) — cf. Tusson, Du Lérot, 1991. Le
copyright des Lettres à Marie Bell appartient
à l'éditeur.
(15) Correspondance Céline/Naud, 1947-1951 (choix de
25 lettres sur 118) — cf. Lettres à son avocat,
édition de Frédéric Monnier, Paris, La
Flûte de Pan, 1984. Le copyright précise que les
textes appartiennent à Lucette Destouches, et non Gallimard,
mais l'annotation à La flûte de Pan. À
comparer avec
l'édition des lettres de Céline à Albert Naud,
Les défendre tous, Paris, Robert Laffont, 1973.
Aucune de ces correspondances n'a
été éditée par Gallimard.
Apparemment, aucune de ces correspondances ne se trouve
actuellement en librairie; leurs éditions ont
été
faites à de petits tirages et il est assez évident
que la publication de ces textes par le site Céline
d'Infonie était extrêmement précieuse pour les
lecteurs et les chercheurs, alors que ni les ayants droit ni aucun
de leurs éditeurs ne s'en est plaint.
Évidemment ! L'édition documentaire de David
Desvérité présentait sans annotation ni
apparat critique quelques choix de lettres destinés à
mettre les lecteurs en appétit, soit pour retrouver ces
ouvrages en bibliothèques, soit pour que les ayants droit et
leurs éditeurs trouvent ainsi le public leur permettant de
relancer ces ouvrages. Personne ne peut imaginer qu'il s'agissait
de nuire à la Librairie Monnier, La flûte de pan, Du
Lérot et surtout pas l'IMEC, dont on imagine mal que
l'Institut puisse être jaloux d'aucun
« profit », là n'étant pas son
rôle culturel et social. Mais cela dit, c'est de Gallimard
qu'il s'agit et qui n'a donc rien à faire avec ces
publications. Personne n'a encore promu cette grande entreprise
familiale parisienne au rang de police de l'édition,
à ce qu'on sache.
Tirons donc le bilan provisoire de
cette énumération : jusqu'ici, sans preuve du
contraire, les Éditions Gallimard ne pouvaient
prétendre interdire la publication d'aucun de ces quinze
textes, groupes d'extraits ou choix de correspondance. Est-ce
tout ? Non .
D. Ballets
(16) « La naissance d'une fée »,
« Voyou Paul, brave Virginie » et
« Van Bagaden ». Le site reproduisait ces trois
ballets dont le copyright appartient incontestablement à
Gallimard : Ballets sans musique, sans personne, sans
rien, Paris, Gallimard, 1959. Enfin !
Voici donc comment, jusqu'à
mieux informé, devait être rédigée la
« mise en demeure » des Services juridiques de
Gallimard en avril 1999 : « Votre site pose un
problème de fond aux Éditions Gallimard. Il comprend
en effet la reproduction de trois des cinq Ballets parus
originellement dans Bagatelles pour un massacre chez
Denoël en 1937 que nous avons réédités et
publiés en 1959 et dont nous détenons les droits
(vous trouverez copie certifiée du document juridique de
notre copyright ci-joint). Nous vous demandons de faire cesser
immédiatement ces représentations illicites, faute de
quoi les Éditions Gallimard ne manqueraient pas
d'entreprendre à votre encontre de sévères
poursuites judiciaires ». Il est probable que le site
Céline d'Infonie reproduisait les trois ballets de 1937,
parus dans Bagatelles, sans savoir qu'ils avaient
été réédités en 1959,
encadrés de deux autres (de 1948 et de 1950). Bref, un
mot à Desvérité aurait suffit au retrait des
trois ballets du site Céline d'Infonie. Qu'est-ce que
Gallimard voulait de plus ? — L'écraser,
peut-être ?
Mais trêve d'ironie et de
critique sarcastique. Il faut maintenant juger dans son ensemble
l'« action » de Gallimard contre le site
d'Infonie, en laissant complètement de côté le
manque de savoir vivre, le travestissement de l'information ou la
désinformation, sans compter le manque de fondement
juridique, sauf dans le cas des trois ballets, où le
ridicule l'emporte évidemment puisqu'il n'y avait
manifestement pas besoin d'une action juridique pour faire
connaître et respecter ses droits.
Jusqu'à maintenant, cette action
a été évaluée en regard des
intérêts propres de l'éditeur. Car, aussi
extraordinaire que cela puisse paraître, David
Desvérité, Marc Laudelout et pratiquement tous les
protestataires sont intervenus pour demander qu'on protège
Céline et ses ayants droit contre leur propre
éditeur ! C'est bien Destouches qui écrivait
à J. A. Standfort, son traducteur hollandais le 10 septembre
1933 : « Croyez-moi cher confrère
navré de me présenter à vous dans cette
sévérité, mais je sais quelle rage les
éditeurs ont d'abîmer les meilleurs choses et leurs
propres intérêts ! ». Ce n'est pas moi qui
le dis. Tous les intervenants ont signalé jusqu'ici combien
il était incroyable que Gallimard tente de saboter un
travail remarquable honorant l'un de ses propres auteurs.
Mais il est temps de considérer
l'incompétence des Services juridiques des Éditions
Gallimard à gérer sur la toile les légitimes
droits de reproduction des oeuvres dont la maison détient
des droits d'auteur. L'internet n'a pas à être soumis
à la loi de la jungle. Gallimard a des services juridiques
capables de terroriser la plupart des responsables des sites
personnels pouvant être consacrés à
« leurs » auteurs sur la toile. On doit donc
prendre exemple de la totale incongruité de l'action
infondée de Gallimard contre le site Céline d'Infonie
pour susciter un mouvement propre à protéger le droit
de reproduction des oeuvres contemporaines sur la toile. Il faut
que les auteurs et les éditeurs acceptent que leurs droits
soient limités en regard des droits des lecteurs, quels
qu'ils soient, qui désirent légitimement faire
partager leurs passions et leurs connaissances sur la toile dans
leurs sites personnels. Il n'y a absolument aucune raison que cela
soit interdit, aucune raison pour que cela soit géré
par des
commerçants, qui croient même de bonne foi
défendre les « intérêts »
de leurs auteurs. Les commerçants, les vrais, ce sont
évidemment ceux dont Céline vient d'exprimer pour
nous ce qu'il faut en penser et qu'on ne saurait donc laisser
légiférer : manifestement Gallimard n'a pas agi
auprès du site Céline d'Infonie dans ses propres
intérêts, ce qui est peu dire.
En effet, il ne fait absolument aucun
doute que les producteurs doivent se protéger contre la
copie électronique, puisque c'est la vente de leurs disques
qui est en cause. L'action contre la compagnie Napster, on s'en
souviendra, mettait en cause un manque à gagner qu'on
pouvait chiffrer à plusieurs dizaines de millions de dollars
(en permettant de télécharger des fichiers musicaux
sur son ordinateur personnel, pour les graver ensuite sur des
disques compacts). Le site Céline d'Infonie ne met pas en
jeu un seul franc des ventes de Gallimard, comme on l'a bien vu.
En revanche, il ne fait pas de doute non plus que les producteurs
ont tout avantage à faire jouer à la radio, pour les
faire connaître, les chansons et les musiques qu'ils veulent
vendre. C'est précisément ce que fait David
Desvérité pour Gallimard : il fait
connaître l'oeuvre de Céline. Dès lors, on
s'explique mal comment les Services juridiques de Gallimard
s'attaquent au site d'Infonie comme s'il s'agissait d'un Napster
propre à ruiner leurs ventes des romans de Céline,
alors qu'ils y trouvent une entreprise de promotion de
qualité absolument gratuite à leur service. C'est
bien, comme dit Céline, la rage d'un éditeur
d'abîmer ses propres intérêts. Mais cette folie
délirante doit nous servir à prouver que
l'intérêt d'un éditeur se trouve
précisément dans les milles et une actions
bénévoles des plus passionnés des lecteurs de
leurs auteurs — notamment dans les sites privés qu'ils
veulent bien leur consacrer sur la toile.
Des principes fort simples peuvent
être établis avec le consentement de tous et c'est
à partir de ces principes que les appareils judiciaires
doivent appliquer les droits d'auteur et les droits de
reproduction. Quelques règles, élémentaires,
devraient nous guider. Je les énumère et les
numérote. (1) Personne ne peut nuire à la diffusion
d'une oeuvre littéraire qui a été
publiée, à moins que celle-ci soit sous le coup d'un
arrêt juridique de non-publication. Cela signifie, en
particulier, qu'aucun auteur ne saurait retirer de la circulation
publique aucune des oeuvres qu'il a publiée — il peut
la
renier, comme tous les citoyens, il peut aussi la dénoncer,
mais il ne saurait faire plus. (2) Personne ne peut nuire aux
intérêts commerciaux d'un auteur et par voie de
conséquence de son éditeur, notamment en diffusant
une oeuvre sur la toile dans son intégralité, sur un
site personnel, alors qu'elle se vend en librairie ou sur des sites
commerciaux. (3) Il découle de ces deux règles qu'il
est loisible à quiconque de publier dans un site personnel
tout texte qui est depuis dix ans hors commerce, quelles qu'en
soient les raisons, sauf interdiction juridique de tribunaux
compétents. (4) En outre, des citations, extraits, pages
choisies de toute oeuvre littéraire contemporaine sous droit
peuvent faire l'objet de publication sans autorisation sur les
sites personnels de la toile, jusqu'à concurrence de dix
pour cent (10%). Évidemment, s'il y avait collusion pour
nuire aux intérêts commerciaux des auteurs et des
éditeurs, dans le cas où dix sites personnels
s'entendraient pour publier une oeuvre dans son
intégralité par exemple, les dix sites seraient
chacun et solidairement passibles de poursuites judiciaires,
enfreignant le principe fondamental du respect du droit de jouir
commercialement de son oeuvre. (5) Enfin, il va de soi que les
citations, extraits, pages choisies doivent rigoureusement
attribuer les textes reproduits, en donner les
références et surtout être faits en accord avec
le sens et l'esprit de l'oeuvre, la jurisprudence étant sur
ce point parfaitement claire dans le domaine de la
propriété intellectuelle.
Comme lecteur et passionné de
littérature, mon premier objectif est tout simplement de
défendre mes droits. Mais je pense qu'à ce titre, je
suis fort bien placé pour défendre les droits des
auteurs et, plus généralement, pour défendre
la littérature contemporaine et, par conséquent, ses
éditeurs. J'imagine que des fanatiques et
spécialistes des arts visuels, de l'iconographie et de la
photographie, de la télévision et du cinéma
pourront proposer une adaptation de ces cinq règles à
ces domaines, où les mêmes principes devraient pouvoir
s'appliquer.
Je ne pense pas qu'on doive permettre
d'exceptions à ces règles, notamment en regard de la
volonté de quelques auteurs. Seuls des imbéciles,
aujourd'hui, pourraient imaginer que la publication partielle de
leurs oeuvres dans des sites personnels sur la toile risque de leur
nuire, notamment en les prêtant à de fausses
interprétations, à des découpages tendancieux,
et ainsi de suite. La « lecture » des oeuvres
appartient par définition aux lecteurs et le mieux, pour
les auteurs chatouilleux qui ne voudraient pas se voir
apprécier ou déprécier publiquement sur la
toile, est de ne pas publier.
Le droit de reproduction des oeuvres et
des études littéraires sur les sites personnels de la
toile ne saurait être soumis à la dictature des
juristes au service de quelques éditeurs. Il faut le dire
pour finir : le droit à la désobéissance
civile est un devoir lorsque la loi est inique. Nous devons
contrer la jurisprudence imaginaire qu'on tente de nous imposer.
Il faut militer pour l'analyse, la discussion et l'adoption des
cinq règles équilibrant le droit d'auteur et le droit
de reproduction dans les sites personnels de la toile.
Index du prologue 5
|