La preuve n'est plus à faire dans cet
ouvrage que la
CGMM est l'idéologie d'une petite école,
une chapelle
de l'ITEM du CNRS de Paris. Mais comme personne ne l'a encore
dénoncée au CNRS de Paris, encore moins à
l'ITEM, il faut
continuer à parler de la CGMM de l'ITEM du CNRS de Paris.
La chapelle,
l'école, voire l'Institut du Centre national de la recherche
scientifique
de Paris, dans ses manifestes, fait la preuve de son ignorance des
acquis du
structuralisme dans les domaines des études linguistiques et
littéraires, d'autant plus que son objectif est de les
saccager. C'est la
logique de l'ignorance. Les adeptes de l'horoscope, les adeptes de
l'astrologie
dénigrent tout naturellement l'astronomie et sans même
le savoir,
puisqu'ils n'en savent rien. J'estime que tout cela est maintenant
prouvé.
Nous n'avons rien, absolument rien à tirer de la CGMM, sauf
à se
méfier de nos propres ignorances que peuvent manifester
à tout moment
nos délires.
J'hésite : postulats ou
principes ? J'adopte le concept de postulat au sens où
il s'agit d'un principe qui n'a même pas à être
démontré, tant il tombe sous le sens. Dans cet
ouvrage, d'ailleurs, on les connaît tous, mais un
résumé sommaire sera maintenant le bienvenu. Il faut
toujours rester optimiste : rien ne dit qu'une petite
répétition de ces postulats ne pourrait pas allumer
un neurone dans le cerveau de quelques adeptes de la secte.
Allons-y !
Les études de genèses sont plus
que centenaire
dans le domaine des études littéraires. Les
bibliographies du
présent ouvrage en font sans peine la démonstration.
Afin de
poursuivre et d'approfondir ces travaux, au lieu de fantasmer sur
une pseudo-science,
il fallait rappeler à l'ordre quelques fonctionnaires. Le
rappel
était aussi simple
qu'impérieux : un
brouillon est un brouillon (on ne saurait trouver postulat plus
catégoriquement impératif, si je puis dire). Assez
élémentaire, mon
cher. Si l'on
veut en faire l'étude scientifique, c'est-à-dire
l'étude
structurale, alors il faut le définir, ce qui a
été fait ici
depuis longtemps, et en classer les catégories, ce qu'on a
fait aussi.
Assez élémentaire, ma chère.
On situe ensuite l'objet de la
brouillonnologie dans les
études de genèse et celles-ci dans l'ensemble des
sciences
nécessaires à l'édition critique de n'importe
quel
texte : (1) étude bibliographique (paléographie,
bibliographie
matérielle, états du texte); (2) étude
textuelle
(linguistique, grammaticale, stylistique; confrontation des
variantes des diverses
réalisations manuscrites et imprimées); (3)
étude des sources
(sources d'inspiration et d'information; citations et allusions);
(4)
étude de genèse (conception, planification,
RÉDACTION,
publication et rééditions); et (5) analyse de la
réception.
Je mets le mot en lettres majuscules. La brouillonnologie est
l'étude d'une
partie de la rédaction; elle est au coeur d'une des
cinq phases
théoriques dans l'étude de la production d'un texte,
soit la
genèse de l'oeuvre.
Mais il faut être modeste. Il y a en
effet des textes
qui n'ont jamais eu de brouillon ou d'autres qui n'en ont plus, ces
déchets
de la rédaction ayant été perdus ou
détruits. Mais il
y a plus. Comme on l'a vu en classant les types de brouillons, il
est fort
possible qu'une rédaction se fasse sans brouillon, soit que
le texte
s'écrive « au brouillon »,
destiné à le
rester, soit qu'il s'écrive « au net ».
Mettons le cas
qu'on a déjà présenté du registre, mais
aussi celui du
romancier qui écrit son texte de la main gauche sur de
grandes feuilles de
notaire, texte qui sera soumis tel quel à l'imprimeur (pour
qui ce sera son
« manuscrit » au sens technique du terme).
Pour bien faire
cette distinction, il faut prendre en considération le
brouillon dans la
« rédaction courante », celle qui
implique la
rédaction d'un brouillon qui sera mis au net. Par cette
expression de
la « rédaction courante », on entend
deux choses. D'une
part la forme de rédaction la plus générale,
mais
également, probablement pour cette raison, d'autre part,
celle qui
s'enseigne et s'apprend à l'école et qui est, pour le
plus grand
nombre, la plus efficace : on improvise, on se corrige et on
publie.
L'instrument de travail qui réalise ces trois
opérations s'appelle
le brouillon et c'est lui qui est l'objet de la
brouillonnologie.
Avant toute analyse, il faut d'abord reprendre
le postulat
déjà établi : dans le cas de la
rédaction
courante, qui implique la création et l'utilisation d'un
brouillon, il
s'agit d'un art, en ce que personne ne rédige ni n'utilise
ses brouillons
de la même manière. La brouillonnologie propose des
catégories
de brouillons qui sont, par définition, des
réalisations
caractéristiques dans un continuum totalement
imprévisible. À
chaque auteur ses brouillons. Non, à chaque oeuvre son
brouillon. Mais
non, à chaque section ou partie du texte, son brouillon.
C'est le bon sens
qui le dit et la brouillonnologie l'a depuis longtemps
enregistré,
lorsqu'elle a posé que la rédaction est un art.
Ensuite, toujours
avant toute étude théorique, il suffit d'une
auto-analyse de ses
rédactions pour saisir ce présupposé essentiel
de la
brouillonnologie. Cela est d'importance, car on comprend en
même temps le
second postulat de la brouillonnologie, qui correspond au principe
freudien de
l'analyse des rêves : seul le rêveur peut
interpréter ses
rêves (je donne cet exemple parce que j'ai
étudié la structure
narrative du récit de rêve); il suit que seul
l'auteur d'un brouillon
peut l'interpréter correctement et complètement, s'il
se souvient de
sa composition. On comprend pourquoi la brouillonnologie est et
doit être
d'une infinie modestie. Avec les brouillons de Madame
Bovary de Flaubert,
pour prendre un exemple au hasard, nous sommes comme devant les
rêves de
Descartes. Je prends donc un autre exemple au hasard, comme chacun
peut le faire
facilement, moi-même. Je me connais des dizaines de formes
de
rédactions, selon les textes que j'ai à produire et
leurs divers
impératifs de production. J'en donne deux exemples
très simples,
mais assez généraux pour représenter deux
catégories
de textes, ceux que je rédige à la plume et ceux que
je compose au
clavier. Dans mon cas (et il n'y en a jamais de meilleur que le
sien), cela
distingue deux types de rédactions
hétérogènes. Si
j'écris à la plume, mon brouillon est très
condensé,
avec des déplacements figurés d'encadrés et de
traits de
plume, dont je produis ensuite une version à mettre au net
rapidement sur
le brouillon, avec, au besoin, quelques papillons
« virtuels » sous forme d'appels de
compléments qui
figurent généralement au dos de mes feuillets. La
rédaction
du brouillon, avec sa correction, est longue et sa mise au net
très rapide.
Cela dit par comparaison avec ma composition au clavier (je
précise que je
tape plus vite au clavier que j'écris à la plume, en
dépit de
mes abréviations et conventions calligraphiques). Au
clavier, donc, je
rédige des brouillons on ne peut plus brouillon, c'est le
cas de le dire;
ils ne sont pas forcément plus longs que mes brouillons
calligraphiés, mais ils ont ceci de particulier qu'ils sont
composés
par insertions successives, de sorte que la correction et la mise
au net (qui se
font ensemble) seront beaucoup plus difficiles, plus longues aussi,
puisque je dois
établir le déroulement linéaire. Eh
oui ! ma
rédaction au clavier se fait presque toujours sans plan,
sans plan
détaillé en tout cas, tandis que je ne rédige
jamais à
la plume sans une série de plans de plus en plus
précis qui sont
finalement remplacés par un dernier plan « mis au
net » ! Plan que je conserve toujours, car il est
ensuite le
support de mes productions orales sur le même sujet, un cours
ou une
conférence, par exemple (car je ne lis jamais de textes de
moi dans ces
occasions).
Ce sont là deux exemples fort simples
parmi des
dizaines et il est toujours amusant de comparer ses méthodes
de
rédaction, car je l'ai déjà écrit,
« chacun
fait cela à sa manière », puisque la
composition est un
art.
C'est dans cette perspective que je propose
maintenant
d'étudier les analyses des brouillons d'une oeuvre choisie
au hasard, je le
répète, ceux de Madame Bovary. Le monstrueux
paquet de
feuilles, reliées en six forts volumes (sans compter les
plans et
scénarios) n'a jamais à ma connaissance
été
pesé, mais il doit faire pour le moins 100 kilos. C'est
beaucoup pour un
roman qui ne fait pas 500 grammes. Mais voilà une bonne
occasion
d'apprécier ce que la brouillonnologie peut tirer de 100
kilos de
brouillons. Pas grand-chose ? Oui, mais il faut ajouter que
la
brouillonnologie commence à peine à s'y
intéresser, ce qui est
le fait de deux seuls experts en la matière, Jeanne Goldin
et Matthew
MacNamara.
La présentation, l'édition et
l'étude des
brouillons du roman de Flaubert se résument en sept dates et
autant de
noms : 1931, don des archives du roman par la nièce de
Flaubert, C.
Franklin-Grout, à la Bibliothèque municipale de
Rouen; 1936,
premières présentations de ces brouillons par
Gabrielle Leleu, la
bibliothécaire vedette qui a été
chargée de les
classer; 1966, première utilisation scientifique des
brouillons dans le
cadre général d'une étude de genèse du
roman par
Claudine Gothot-Mersch, ce qui a été un
événement non
seulement pour les spécialistes de Flaubert, mais
également pour les
études de genèse; 1984, édition scientifique,
diplomatique,
d'une série de brouillons du roman, ceux du chapitre des
Comices agricoles
(deuxième partie, chapitre 8) :
l'événement est
précédé et suivi d'articles de Jeanne Goldin,
qui fondent
ainsi la brouillonnologie, du moins sur les brouillons de Madame
Bovary;
1995, Yvan Leclerc édite les scénarios du roman (qui
avaient
déjà été publiés en 1949), avec
trois aspects
remarquables : une présentation et une analyse
pertinentes de ces
documents, leur reproduction photographique et une transcription
diplomatique;
2003, Matthew MacNamara, reprend à neuf le travail de Jeanne
Goldin sur un
nouveau chapitre du roman (2: 15, les retrouvailles de
Léon et des
Bovary au théâtre de Rouen) : le chercheur tente
une
étude à la fois littéraire et textuelle des
brouillons; 2000,
la thèse de doctorat de Marie Durel préfigure
l'édition
télématique, en 2005, de tous les plans, brouillons
et manuscrits,
avec la première édition du roman.
Voilà une histoire fabuleuse qui finit
bien ? Ce
n'est pas certain, car l'édition informatique des brouillons
de Madame
Bovary n'a pas profité de l'étude de
genèse de Claudine
Gothot-Mersch et n'a rien retenu des enseignements de la
brouillonnologie qui
découlent des travaux de Jeanne Goldin et de Matthew
MacNamara, tandis
qu'elle propose de poursuivre, prolonger et décupler les
fantasmes de la
CGMM.
Mais voici d'abord les faits à
l'étude qui
viennent d'être présentés, sous la forme plus
précise
et plus rigoureuse d'une chrono-bibliographie qui situe les travaux
de Jeanne
Goldin dans la configuration essentielle de la brouillonnologie de
Madame
Bovary.
1931
La nièce de Flaubert, Caroline de Commanville, Caroline
Franklin-Grout
à son second mariage, confie les archives de Madame
Bovary à
la Bibliothèque municipale de Rouen, où ils se
trouvent toujours.
Henri Labrosse, conservateur, charge la bibliothécaire
Gabrielle Leleu de
classer ces plans, scénarios, brouillons et manuscrits.
Cela donne 47
feuillets de scénarios (g.9), six volumes (g.223) reliant
1 800
feuillets de brouillon du roman (la plupart utilisés recto
et verso, soit
près de 3 600 pages de brouillons), la mise au net de
Flaubert, le
manuscrit autographe (g.221), de 487 folios, et le manuscrit d'un
copiste (g.222),
corrigé par Flaubert, pour être imprimé en six
numéros
dans la Revue de Paris en 1856, avant de paraître
(après un
procès gagné par Flaubert et d'autres corrections et
ajustements)
chez l'éditeur Michel Lévy, à Paris, au
printemps 1657.
1936
Gustave Flaubert, OEuvres posthumes, « Madame
Bovary » : ébauches et fragments
inédits,
éd. de Gabrielle Leleu, Paris, Louis Conard, 1936,
2 vol.
——. Madame Bovary, éd. de J. Pommier et
G. Leleu, Paris,
José Corti, 1949. Cette édition critique comprend la
première
reproduction des scénarios du roman.
1966
Claudine Gothot-Mersch, la Genèse de « Madame
Bovary », Paris, José Corti, 1966,
réimp. Slatkine,
1980, 303 p.
1984
Jeanne Goldin, « Fils et textures : Flaubert et
l'avant-texte des
Comices agricoles », Études
françaises,
vol. 14, nos 1-2 (1978), p. 123-154.
——, « Flaubert, do it jourself »,
Revue
d'esthétique, nos 3-4,
« Collages » (coll.
« 10/18 »), 1978, p. 242-266.
——, « La création flaubertienne dans
les
Comices : déplacements
génétiques »,
Flaubert et Maupassant, écrivains normands, Paris,
PUF, Publications
de l'Université de Rouen, 1981, 283 p.,
p. 237-253.
——, « les Comices de l'illusion »,
Littérature, no 46 (1982), p. 13-27.
——, les Comices agricoles de Gustave Flaubert
(transcription
intégrale et genèse dans le manuscrit
g 223), 2 vol.,
Genève, Droz (coll. « Histoire des idées et
critique
littéraire », no 226), 1984, vol. 1,
« Étude
génétique », 218 p., et vol. 2,
« Transcription », xxii-385 p.
——, « L'avant-texte des Comices agricoles
(Madame
Bovary, II, 8) », Atti Accademia Peloritana dei
Pericolanti,
vol. 62, séance de 1986, Messine, 1988,
p. 37-57.
——, « Les manuscrits flaubertiens ou la
recherche de
l'absolu », Urgences, no 24, « Le
manuscrit sous
l'angle génétique » (1990), éd.
André
Carpentier et René Lapierre, p. 95-102.
1995
Gustave Flaubert, Plans et scénarios de
« Madame
Bovary », éd. Yvan Leclerc, Paris, CNRS et
Zulma (coll.
« Manuscrits »), 1995, 195 p.
Présentation :
« Par quelle mécanique
compliquée... »,
p. 7-24, reprise dans « Madame Bovary »
au scalpel,
Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 11-55.
2003
Matthew MacNamara, « La fabrication d'un paragraphe dans
les brouillons
de Madame Bovary », Neuphilologische
Mitteilungen,
vol. 92, no 2 (1991), p. 145-157.
——, « Syntagm, clause, and paragraph in the
brouillons of
Madame Bovary », Syntax and the literary
system : new
approaches to the interface between literature and linguistics,
éd. de
Wendy Ayres-Bennett et Patrick O'Donovan, Cambridge French
colloquia, 1995,
p. 133-147.
——, la Textualisation de « Madame
Bovary »,
Amsterdam, Rodopi (coll. « Faux Titre »), 2003,
263 p.
Établissement d'un modèle de
rédaction du roman
de Flaubert à partir de l'étude du chapitre 2.15 (la
soirée
au théâtre de Rouen), dont les plans, les brouillons
et le manuscrit
sont transcrits en seconde partie de l'ouvrage
(p. 157-252).
2005
Marie Durel, Classement et analyse des brouillons de
« Madame
Bovary » de Gustave Flaubert, thèse de
doctorat,
Université de Rouen, 2000, 2 vol. de 480 et
487 fo. Vol. 1,
« Classer et interpréter »;
vol. 2,
« Tableau de classement
génétique ».
Édition des manuscrits de Madame Bovary :
< Bovary.fr >, 2005.
Classement :
Marie Durel; responsable des transcriptions : Danielle Girard;
interface : Jean-Eudes Trouslard (voir
« l'Équipe
éditoriale » sur le site internet du Centre
Flaubert). Le point
de départ de cette édition électronique aura
été
la thèse de Marie Durel, dirigée par Yvan Leclerc,
directeur du
Centre Flaubert de l'Université de Rouen. Cette publication
télématique sur l'internet est une réalisation
de la ville de
Rouen, de sa Bibliothèque municipale et de
l'Université de Rouen.
Les photographies électroniques de haute définition
des documents ont
été transcrites par une armée d'environ 600
bénévoles (2003-2005). Durant ce temps, plusieurs
équipes
d'informaticiens ont mis au point et testé de nombreux
prototypes pour en
venir aux modes de consultations actuels de la banque des
photographies et de leur
transcription.
Yvan Leclerc, « L'édition intégrale en
ligne des manuscrits
de Madame Bovary », dans « Madame
Bovary »
au scalpel, Paris, Classiques Garnier (coll.
« Études
romantiques et dix-neuviémistes »), 2017,
242 p.,
p. 209-222.
Pour commencer, il faut juger du travail
précurseur et
colossal de Gabrielle Leleu. Comparons la situation de son
édition de 1936
dans les états présents de Jeanne Goldin et de Marie
Durel. Ce sera
d'autant plus facile que la seconde prétend résumer
la
première. En réalité, Marie Durel
présente sur une
page (p. 11-12) un découpage de longs extraits de
l'analyse critique
se déroulant sur quatre pages (p. 7-11).
Conclusion :
« Ce panorama assez négatif que Jeanne Goldin
décrit pour
mettre en relief l'originalité de sa propre démarche
est en partie
injuste » (p. 12). Ce n'est pas vrai. D'ailleurs,
cette phrase
s'applique rigoureusement à la présentation des
travaux de
J. Goldin dans la thèse de M. Durel.
Jeanne Goldin fait l'éloge du travail
de Gabrielle
Leleu, éloge qui s'ouvre ainsi : « En ce qui
concerne
l'édition des brouillons, l'honneur du premier
"débroussaillage"
revient à Gabrielle Leleu » (p. 7). Suit une
analyse
critique extrêmement positive de ce travail inaugural. En
revanche, ce
qu'explique Jeanne Goldin, et qui tombe sous le sens, c'est que G.
Leleu ni son
éditeur n'ont jamais voulu (et n'auraient jamais pu)
produire ce qui
pourrait ressembler à une édition présentant
la
rédaction de Madame Bovary dans son ensemble; leur
objectif,
parfaitement bien atteint, était de donner une idée
concrète
des brouillons au coeur de cette rédaction; le
résultat, très
important pour les études de genèse à venir,
est toutefois
techniquement inutilisable, pour plusieurs raisons
qu'énumère Jeanne
Goldin. La première est toute simple,
élémentaire. Une
étude des brouillons, dans le cadre d'une analyse de la
rédaction,
n'est possible que si ceux-ci sont complets, ordonnés et
transcrits
rigoureusement, au moins sur un fragment du texte. C'est ce que se
propose de
réaliser Jeanne Goldin sur le chapitre des Comices
agricoles. Au lieu que
cette analyse soit « en partie injuste », elle
est au contraire
d'une remarquable et implacable justesse. Et l'étudiante de
conclure avec
une charmante naïveté : « Sur la
question qui nous
occupe, celle du classement des manuscrits de travail [sic], il est
vrai cependant
que l'édition de G. Leleu ne pouvait nous être d'aucun
secours, tout
comme elle était restée sans véritable
utilité pour les
investigations que J. Goldin avait elle-même engagées
sur un petit
secteur du texte [sic], au début des
années 80 »
(p. 12). Sans commentaire !
Bref, l'étude des brouillons pourra
maintenant
commencer. Comme l'explique bien Jeanne Goldin, Gabrielle Leleu
s'était
servi, judicieusement, des brouillons, mais ceux-ci
n'étaient nullement
l'objet de son travail (p. 11). Et de citer Flaubert, qui
voudrait qu'on se
préoccupe de la « poétique
inconsciente »
d'où l'oeuvre résulte, le « mouvement de
l'écriture » dit Jeanne Goldin, la dynamique de la
rédaction, dirais-je plus prosaïquement.
Justement, Claudine Gothot-Mersch aura
été la
première à prendre en main, si je puis dire, les
brouillons du roman
dans cette perspective. Et elle l'a fait sommairement mais
précisément dans la partie centrale d'une
étude beaucoup plus
vaste, la genèse du roman (comme je l'ai mise en formule
plus haut :
genèse = conception + planification + RÉDACTION +
publication +
rééditions). Son analyse de la rédaction
s'appuie d'abord et
avant tout sur la « planification », soit la
conjugaison des
sources et des scénarios, en étudiant pour commencer
la source
présupposée du roman (la fameuse histoire de
Madame Delaunay
qui aurait servi de modèle à Madame Bovary,
soit une anecdote
qui aura parfois été prise très au
sérieux). Vient
ensuite le véritable point de départ de son
étude de
genèse, l'analyse des plans et des scénarios. C'est
l'étude
approfondie des états du premier scénario, puis de
tous les plans et
scénarios, qui permet à Claudine Gothot-Mersch
d'encadrer les
« développements successifs » de la
rédaction du
roman (deuxième partie de son étude intitulée
« La
préparation »). Il est significatif que l'on
trouve en appendice
le premier scénario du roman. Suit (troisième
partie, « La
rédaction ») un travail qui entremêle
l'étude des
brouillons, l'analyse de la correspondance et l'étude
littéraire du
résultat, le roman, même si elle s'en défend
(avec
raison) : « l'étude de la genèse
d'une oeuvre ne peut
prétendre se substituer à l'examen de cette oeuvre
elle-même,
dans son état définitif, telle que l'auteur l'a
livrée au
public » (p. 283, page que les adeptes de la CGMM
devraient
apprendre par coeur !).
Toutefois, nous sommes encore loin de la
brouillonnologie.
Ce qui intéresse Claudine Gothot-Mersch, c'est la
rédaction de
l'oeuvre, nullement la rédaction de Flaubert. Ce qui ne
l'empêche pas
de mener son analyse à partir de sa connaissance des
brouillons, puisqu'ils
sont essentiels à l'étude de genèse. Elle
sait que Flaubert
improvise, avant de petit à petit, par étape, soigner
son style
(p. 249), et sait analyser l'évolution de
l'écriture,
à travers les brouillons (p. 251); elle
présente donc une
donnée qui sera fondamentale dans la brouillonnologie de
Madame
Bovary, comme de l'ensemble des grandes oeuvres de Flaubert,
soit la dynamique
du resserrement ou de la condensation après le moindre
développement
(p. 233). Elle voit aussi l'évidence :
après maintes
reprises, la dernière version d'une série de
réécritures est d'une calligraphie plus
soignée, plus claire,
plus serrée (p. 173). Bref, Claudine Gothot-Mersch
connaît fort
bien les brouillons du roman de Flaubert et sait les utiliser pour
faire comprendre
la construction, l'élaboration et les développements
qui
président à la mise en place de la matière
romanesque. Le
résultat, on ne le répétera jamais assez, est
une analyse
magistrale qui représente une étape importante dans
les études
de genèse, comprenant une description essentielle des
brouillons du
roman.
En effet, elle a décrit
matériellement, de
manière très rigoureuse, le corpus des brouillons de
la
bibliothèque de Rouen (p. 161-163, avec l'ensemble de
l'étude
qui suit). Elle part des données, si l'on peut dire, mise
en place par
Gabrielle Leleu, mais elle a dû refaire tout le travail,
comme l'a
expliqué Jeanne Goldin. Elle classe d'abord tous les
feuillets de
brouillon, rectos et versos, sur le déroulement
diégétique de
l'histoire, tenant compte des épisodes inédits. Elle
étudie
ensuite l'enchaînement des brouillons pour la
rédaction de cinq
chapitres (1.1, 1.4, 2.8, 3.6 et 3.11 : cf. p. 162,
n. 14). Ce sont
les résultats de ces classements et analyses que Claudine
Gothot-Mersch nous
présente. S'il ne sera pas possible de les voir
textuellement avant les
éditions de J. Goldin, de M. MacNamara et, bien
entendu, de
< Bovary.fr >, ces conclusions préfigurent les
études de brouillonnologie de Madame Bovary. Et
voilà
déjà une première description de la
rédaction de Flaubert (ou plus précisément la
composition de son roman).
Sur ses caprices de rédaction, en particulier, illustrant
ses
hésitations maniaques dans le choix d'un simple adverbe (et
sur ce point,
Claudine Gothot-Mersch ne s'aventure pas dans la tête de son
romancier,
« théorie séduisante, mais, nous
semble-t-il,
hasardeuse », p. 111, écrit-elle à
propos des
illuminations d'Émile Besch interprétant les caprices
de Flaubert).
Par ailleurs, Claudine Gothot-Mersch ne manque pas de doubler ces
observations
d'analyses psychologiques sur les motifs et les effets de cette
curieuse forme de
rédaction, non sans y ajouter de nombreux jugements
critiques
(« Flaubert apparaît, non comme un écrivain
"inspiré", halluciné, mais comme quelqu'un qui
tâtonne, qui
pèse et calcule », p. 95; ce type de
rédaction ou du
moins certaines de ses phases, « révèle un
équilibre
nerveux assez instable », p. 160). Sur ce point,
elle s'avancera
beaucoup plus que Jeanne Goldin et Matthew MacNamara, qui n'en
pensent pas moins,
tandis qu'elle est à mille lieues de la thèse
aseptisée de
Marie Durel, qui ne se prononce jamais sur cette question, pourtant
au coeur de son
sujet.
Voici maintenant ce que l'on tire des analyses
de Jeanne
Goldin et de Matthew MacNamara, ce que confirme la consultation de
la reproduction
des brouillons sur < Bovary.fr >.
Première conclusion essentielle :
au moment
où Flaubert entreprend sa rédaction, après la
mise en place
de ses premiers plans et scénarios, il a une idée
très vague
de ce que sera son roman. Ce sont, disons, « ses grandes
lignes ». De très nombreux épisodes ne
figurent pas encore
dans ces scénarios et, à l'inverse, le lecteur du
roman ne le
reconnaîtra que très approximativement dans ces plans
et
schémas. Et voilà la première
caractéristique de la
rédaction de Gustave Flaubert. Il ne sait « pas
trop »
ce qu'il va écrire, avant
d'« écrire ». C'est
la rédaction qui produit l'oeuvre, au sens très
particulier où
elle est conçue en s'écrivant. L'oeuvre n'est pas
rédigée, elle se rédige.
On le voit aux caprices d'une rédaction
sous la forme
de réécritures compulsives. Et sur ce point, ce sont
surtout les
détails insignifiants qui frappent. Réécrire
trois, quatre,
cinq fois un choix d'adverbes pour en revenir finalement au
premier; par
exemple : « encore », rayé,
« toujours », rayé,
« encore »,
avec, dans la proposition suivante (!) :
« toujours », rayé,
« encore »,
rayé, « toujours » (MS 223(2), bande lv,
Goldin,
p. 2), pour produire l'ouverture toute simple d'un
alinéa :
« Ah ! encore dit Rodolphe. Toujours
les
devoirs... » (Pléiade, p. 277).
Déplacer un adjectif,
le réécrire par un synonyme, reporter encore le
synonyme en question
à la phrase suivante, voire ailleurs, dans un autre
épisode... On
compte par milliers de telles hésitations presque toujours
insignifiantes
qui permettent un jeu affolant des
« justifications », dont la
principale est de se convaincre que Flaubert en est ainsi venu
à la
musicalité, au rythme, à la
couleur de sa
phrase; à la sèche ou parfois romantique
poétique,
rhétorique et thématique de ses motifs.
Sans une
analyse rigoureuse de grammaire transformationnelle, ces
évaluations
subjectives reposent en entier sur l'étude littéraire
du
résultat, bien entendu, ce qui n'a rien à voir avec
la
brouillonnologie.
La seconde conclusion établit une
rédaction en
forme de paliers, dont le cadre est le grand feuillet des
brouillons
(21,7 × 35 cm.). En effet, Flaubert ne
rédige pas son roman,
un chapitre (il ne fait d'ailleurs aucun chapitre avant la
dernière mise au
net), une section, voire un épisode à la fois, pour
se corriger
ensuite, comme on le fait ordinairement, je dirais tout
naturellement (car on ne
corrige pas ce qui n'a pas encore pris forme, comme le fait
très
curieusement Gustave Flaubert). Non, il rédige, sur un et
un seul feuillet
(très exceptionnellement deux feuillets), un, deux ou
quelques
alinéas (en moyenne deux et demi par feuillet), qu'il
réécrit
aussitôt, après les avoir développés
dans les marges ou
les interlignes. Et cela jusqu'à ce qu'un ensemble
d'alinéas puisse
être retenu (dans ce qui est alors virtuellement le
« manuscrit
autographe »), ce qui donne une marche de l'escalier,
avant que la marche
suivante ne soit entreprise, avec la même série de
réécritures, sans compter, probablement, très
certainement, des
descentes sur une marche déjà
« composée »
(ce qu'il est très difficile d'évaluer). Enfin,
l'auteur reprend
parfois une petite partie de sa composition pour produire une suite
plus proche de ce que sera le manuscrit autographe. C'est la
« troisième série » que distingue
Matthew
MacNamara dans la rédaction du chapitre de la soirée
au
théâtre de Rouen (2.14-15) : scénario,
réécritures en escalier et première mise en
forme. C'est donc
l'« élaboration progressive », la
méthode de
composition « cyclique », qui procède
par de constantes
« réécritures » (MacNamara,
p. 10-11). Et
ce mouvement d'écriture, troisième
caractéristique de la
rédaction de Flaubert, se présente (ce qui est
fréquent, il
est vrai, pour la rédaction courante) dans une dynamique
d'expansions
suivies de contractions (« Expansions,
contractions », titre
du chapitre 5 de MacNamara). Dès lors, c'est la
soustraction, la
rature, qui est ici essentielle, et elle pourra porter sur des
épisodes
entiers, pourtant plusieurs fois réécrits.
Ces conclusions reposent sur une description
structurale des
brouillons par Jeanne Goldin. En effet, toute son analyse de
brouillonnologie
découle du classement le plus rigoureux possible des
brouillons du chapitre
des Comices agricoles. Or, la conclusion la plus importante
consiste à
convenir que ce classement ne peut pas être totalement
justifié. Et
voilà une importante règle de méthodologie.
En revanche, les
critères présidant au classement sont
d'eux-mêmes une
description scientifique des brouillons de Madame Bovary.
Et c'est le point
de départ de leur analyse structurale,
l'établissement de leurs
« traits pertinents », comme on le dit en
phonologie depuis
Troubetzkoy et en linguistique depuis Ferdinand de Saussure. C'est
ce que Jeanne
Goldin appelle les « critères de
reconstitution »
(p. 23-26), soit les données matérielles
permettant
d'établir le classement, avant de faire intervenir la
pagination de Flaubert
d'un côté et la correspondance de l'autre. Ce sont
les ajustements
de textes découpés, la continuité narrative,
les pages
rayées (généralement d'une grande croix de
Saint-André,
soit les pages qui ont été recopiées et dont
les folios sont
réutilisés, le verso du feuillet devenant le recto
d'une nouvelle
rédaction, feuillet souvent renversé), la
reconstitution des pages
qui ont été découpées en bandes et,
essentiel,
l'ajustement des points de colle de ces bandes
réutilisées (recto
s'il s'agit du collage d'un fragment de page conservée,
verso s'il s'agit
d'une insertion). Enfin, les filigranes et les vergures du papier
permettent
parfois d'ajuster en un feuillet les bandes qui en ont
été
découpées. Et voilà une description
mathématique, si
je puis dire, de la rédaction de Gustave Flaubert. Au fur
et à
mesure qu'il compose son chapitre des Comices agricoles, au fil de
la composition
de son roman, il utilise et, surtout, réutilise son papier
dans sa
création « en escalier ». Le
résultat doit
être déduit de l'assemblage que constituent le
classement et la
reliure des feuillets par Gabrielle Leleu tels qu'on les trouve
à la
Bibliothèque municipale de Rouen. C'est ce classement que
reproduit le
second volume de l'ouvrage de Jeanne Goldin sur les Comices
agricoles et qu'on
retrouve sur < Bovary.fr > pour l'ensemble du roman. En
effet, en bonne
brouillonnologie, il ne suffit pas de présenter des extraits
inédits
de Madame Bovary (Claudine Gothot-Mersch), ni non plus une
reconstruction
supposée de la succession des brouillons (Marie Durel). Il
faut avoir les
brouillons sous les yeux, pour pouvoir en évaluer ensuite
l'ordonnance
supposée.
Il fallait, du moins, sur un chapitre, ce qui
était
suffisant pour fins d'évaluation, reproduire en
édition diplomatique
tous les brouillons de l'écrivain. Le choix du chapitre des
Comices
agricoles se justifie de lui-même : le chapitre, au
centre du roman,
est également central dans l'histoire, lançant ce qui
apparaît
objectivement comme sa seconde partie; par ailleurs, il
orchestre une
symphonie de manière explicite; enfin, c'est le chapitre le
plus long du
roman. De nombreux articles de Jeanne Goldin illustrent sa
rédaction en
regard de ses résultats, notamment le feuilletage du
monologue amoureux que
Rodolphe Boulanger sert à Emma Bovary en regard du discours
patriotique de
Lieuvain (Flaubert a d'abord rédigé le discours pour
l'entrelarder
ensuite d'un supposé dialogue, qui est en
réalité le monologue
d'une entreprise de séduction).
Mais ce n'est pas encore le temps d'en venir
au roman. Je
viens de présenter les résultats de l'analyse des
brouillons de
Madame Bovary dans le cadre des études de
genèse et, surtout,
des études de brouillonnologie. Si l'on compare le travail
de Jeanne Goldin
et celui de Matthew MacNamara, on verra vite que c'est celui de ce
dernier qui est
le plus important. Il est essentiel, car il prouve hors de tout
doute que celui
de Jeanne Goldin suffisait à la tâche. Pour qui
prendra comme moi le
temps de lire, mot à mot, du début à la fin,
cet ouvrage, il
ne fait pas de doute qu'il en restera ébahi. Trois fois,
les feuillets de
brouillons sont lus un à un, pour en présenter la
rédaction
selon les paragraphes en composition, les compulsions de
développements et
de contractions et, finalement, l'enchaînement des
données
grammaticales et stylistiques. Il s'agit
d'énumérations
hallucinantes. On peut dire que Matthew MacNamara a
été atteint de
la maladie de Flaubert et en porte les séquelles. Or, ce
travail montre
qu'il est impossible d'en arriver à une synthèse des
traits
pertinents de la rédaction de Flaubert en la suivant pas
à pas au fil
de son développement sur une longue séquence (un
chapitre, par
exemple).
Le cas de Jeanne Goldin, car c'est aussi un
« cas », aurait dû éviter à
Matthew
MacNamara un travail angoissant. Il faut lire, avec son
édition de 1984,
les sept articles qui jalonnent un travail qui s'est
déroulé sur dix
ans. Mais avant, il faut savoir que Jeanne Goldin a d'abord
été une spécialiste rigoureuse des
études littéraires. Son premier livre, Cyrano de
Bergerac et l'art de la ponte (PUM, 1973), est une étude
rhétorique qui se développe sur tous les plans du
langage, du lexique et de la syntaxe jusqu'à
l'esthétique, qui évalue la puissance de
création de son auteur. De cette étude
rhétorique, elle est passée à l'étude
narrative, d'où elle en viendra aux brouillons de Flaubert.
Bref, nous n'avons pas là une fonctionnaire qui s'improvise
spécialiste de « manuscrits
modernes » !
Dès ses premiers articles sur les brouillons de
Flaubert,
elle présente avec brio ces brouillons
d'un
côté et leur « résultat »
de l'autre, le texte
littéraire.
L'exemple le plus simple, on l'a lu plus haut, est celui de la
rédaction des
discours de Lieuvain et de Boulanger, le discours politique et le
discours
amoureux. Jamais, d'aucune manière, la brouillonnologue ne
laisse entendre
que l'oeuvre s'explique par ses brouillons. Bien au contraire.
Ses articles de
ce point de vue enchaînent toujours deux analyses qui jamais
ne sont
présentées de cause à conséquence. La
manière
avec laquelle Flaubert a produit sa symphonie (c'est la
rédaction) et son
résultat (la fabuleuse symphonie des Comices agricoles) sont
toujours
dissociés. Tout ses articles ont la forme du diptyque.
Y compris ses deux derniers articles (1988 et
1990) qui
constituent la conclusion de l'ensemble de son travail,
particulièrement le
tout dernier qui fait figure de testament intellectuel,
« Les manuscrits
flaubertiens ou la recherche de l'absolu ». Ces deux
textes sont de
toute beauté du point de vue de l'enseignement de la
brouillonnologue.
Où en est-elle, après dix ans à poursuivre pas
à pas
les aléas de la rédaction du chapitre du roman de
Flaubert sur les
Comices agricoles ? Réponse : elle est aussi
perdue que le
romancier. Cela s'appelle, comme le dit le titre de son dernier
article,
« la recherche de l'absolu ». L'article
présente encore
une nouvelle et dernière description rigoureuse de la
rédaction de
Flaubert. Mais la rédaction et son analyse, on doit le
reconnaître,
au-delà de la description matérielle de cette forme
de
rédaction (ce sont les conclusions qu'on en a tirées
plus haut), sont
deux formes d'une seule mystique. Et de conclure :
« la
scientificité des études génétiques est
à la
fois un instrument et un leurre » (p. 100).
« Bref, notre
science est bien inexacte » (p. 101).
Mais avant d'en venir aux brouillons de
Flaubert et de
présenter quelques études de brouillonnologie, je
voudrais dire un
mot de
Gugusse. J'ai évidemment
inventé mon personnage à
partir de Flaubert, mais j'en ai fait un rédacteur conscient
de sa
logorrhée épileptique manuscrite. Il est donc
très
différent de Flaubert. Lui, il ne savait tout bonnement pas
rédiger
correctement. On ne lui demande pas d'avoir été
Zola, mais de ne pas
prendre cinq ans (1851-1856) pour rédiger un petit roman qui
sera un grand
chef-d'oeuvre. Et surtout, on ne lui demande pas de souffrir le
martyre, jour
après jour, durant tout ce temps, affrontant les affres de
la
création. Il y a là, évidemment, un
comportement maladif.
Et le fait de conserver précieusement les traces de cette
rédaction
compulsive, douloureuse, un formidable mauvais souvenir, pour lui
et pour les
générations futures, tient à la sublimation de
la maladie qui
se fait une gloire du handicap. Certes, Flaubert n'a fait que des
chefs-d'oeuvre,
depuis la première version de sa Tentation de saint
Antoine, cela ne
fait pas l'ombre d'un doute, du premier au dernier roman de sa
maturité, y
compris le dernier pourtant resté inachevé. Il a
été
un romancier de génie, un artiste vraiment extraordinaire,
le fondateur de
ce que l'on peut appeler le « roman
expérimental », non
pas le roman, mais ceux des romanciers qui se renouvellent d'oeuvre
en oeuvre.
Rabelais avait fait du Rabelais, comme Balzac et Zola feront de
même.
Flaubert est le premier des romanciers modernes qui suivront
(Samuel Beckett, les
nouveaux romanciers, William Burroughs, Gérard Bessette,
Nicole Brossard,
etc.) à ne pas faire du... Flaubert !
c'est-à-dire à ne
pas créer un style, un seul, le sien (comme celui de
Joyce, Woolf,
Kafka ou Céline). Or, il faut aussi accentuer et renverser
cette conclusion
qui ne fait pour moi aucun doute : ce formidable romancier,
ce grand artiste,
ne savait pas rédiger, il n'avait aucun talent pour la
composition et c'est
la question que l'on doit étudier maintenant. Mais cette
« mauvaise » méthode de composition,
cette très
mauvaise méthode, c'était celle de Gustave Flaubert.
Du point de vue
scientifique, du point de vue de la brouillonnologie, c'est d'abord
une
méthode de composition parmi des milliers d'autres, mais
c'est ensuite un
cas extrême d'une forme typique de création, la
rédaction par
« essais et corrections ». Et le
brouillonnologue se fait un
plaisir de lui donner un nom particulier et bien
mérité, on va le
voir : c'est la rédaction brouillonne.
Certes, cette forme de rédaction a
été
nécessaire à Flaubert pour produire tous ses
romans, dont
Madame Bovary, tandis qu'elle n'était nullement
nécessaire
à la production de ce roman, sauf à jouer du sophisme
en disant que
Madame Bovary est un roman de Flaubert et ne pouvait donc
être produit
autrement, c'est-à-dire par Flaubert, ce que
récuse l'analyse
structurale, qui sépare l'homme, l'écrivain, et son
oeuvre. La
rédaction et la publication de Madame Bovary par
monsieur Gustave
Flaubert, cela fait partie de la biographie du romancier. Et
voilà qui
« expliquerait » ce chef-d'oeuvre, que monsieur
Flaubert a
rédigé ainsi et parce qu'il l'a ainsi
rédigé ?...
Eh non ! La création est un
« art ». Et ce n'est
pas la littérature et les arts plastiques qui l'illustrent
le plus
facilement, mais la photographie, avec ses deux mêmes
extrêmes. Soit
le photographe qui prend un soin extrême à
préparer, encadrer
et évaluer le seul cliché qu'il prendra, et celui qui
est un maniaque
de la gâchette qui prendra des dizaines de photos, pour en
choisir une. Et
l'on peut parvenir au même résultat des deux
manières, car
l'oeuvre n'a aucun rapport, absolument aucun rapport, avec sa
création.
Le principe est simple : la brouillonnologie
ne fait pas
partie des études littéraires. Elle profite, certes,
de l'analyse
textuelle, mais jamais un brouillon ne peut servir à
l'étude du
produit dont il a été le moteur, sauf dans le cas
très
particulier où il est explicitement inclus dans le produit.
Autrement, il
n'est pas difficile de comprendre que la manière avec
laquelle on produit
un objet (un meuble, par exemple, pour l'ébéniste),
une
théorie (la quantique, pour le physicien) ou une oeuvre
d'art (Madame
Bovary) ne peut jamais expliquer la nature, le sens ou la
signification du
produit.
Il faut maintenant examiner la question du
strict point de vue
de la brouillonnologie. Je vais d'abord présenter les
traits de CGMM qu'on
trouve nettement dans la thèse remarquable de Marie Durel et
qu'on retrouve
sur le site < Bovary.fr >. Ensuite, et ce sera pour
longtemps la
dernière section et pour toujours la conclusion de cet essai
critique, on
examinera les chaises, oui, les chaises, dans les brouillons des
Comices agricoles.
Ce sera amusant, évidemment. C'est Jeanne Goldin qui
évoque ce que
j'appellerais le jeu de chaises musicales dans les brouillons de
Flaubert (les
récupérations des soustractions, « L'avant
texte », 1988, p. 55-56). Elle illustre les
réécritures qui déplacent les mots ou les
motifs en
chaîne. Ici, on parlera des chaises, les meubles à
quatre pattes sur
lesquels on pose les fesses. Ou les pieds ? Mais
commençons par les
fantasmes de la CGMM, ce sera presque aussi amusant.
Rarement une thèse de doctorat aura eu
un impact aussi
spectaculaire. Comme c'est souvent le cas depuis de nombreuses
décennies,
Marie Durel a mis pas moins de six ans à réaliser sa
thèse de
doctorat à l'Université de Rouen, de 1994 à
2000. Le titre
en décrit le contenu en deux mots,
« classement » et
« analyse » des brouillons de Madame
Bovary. Le
résultat se présente en deux volumes de presque
500 pages
chacun; le premier présente la réalisation du
travail et le second
son résultat. C'est le classement systématique de
tous les
brouillons, sous la forme de tableaux. Ce classement et sa
représentation
graphique ont déjà demandé un important
investissement en
manipulations informatiques. Or, ces résultats seront
repris et
démultipliés au cours des cinq années
suivantes et au
delà. Il s'agit d'une entreprise de très nombreuses
équipes
qui vont réaliser de front et successivement un travail
colossal qu'on peut
représenter par l'énumération suivante :
d'abord et
avant tout la photographie informatique de tous les brouillons et
ensuite la
présentation efficace de ces données pour être
travaillées sur des ordinateurs personnels. On applique
alors les
résultats du classement de Marie Durel, pour produire la
superposition
paradigmatique des réécritures (depuis les plans
jusqu'aux manuscrits
et à la première édition) et la suite
syntagmatique des
séquences, du début à la fin du roman, y
compris les
séquences non retenues. Entre-temps, une équipe de
spécialistes et de réviseurs encadre et
entraîne plus de 600
bénévoles qui vont déchiffrer et transcrire
les brouillons.
Le résultat se trouve depuis 2005 à la portée
de tous nos
ordinateurs sur l'internet, avec de nombreuses façons de
l'utiliser, soit
en suivant le déroulement du roman ou à partir de la
formalisation
des tableaux génétiques (des plans ou des brouillons,
les types de
documents étant distingués par des couleurs), soit
encore en
utilisant les folios des brouillons tels qu'il sont reliés
au fil des six
volumes de la Bibliothèque municipale de Rouen. Par
ailleurs, le
système permet également de faire des recherches de
chaînes de
caractères dans la masse des brouillons ou par tranches du
roman. Et ce
n'est pas tout. On trouve en effet sur le site
complémentaire
« L'atelier Bovary », à
l'Université de Rouen,
d'abord l'équivalent du site < Bovary.fr >, mais
aussi des
dépouillement préprogrammés : un index
des noms propres,
un glossaire des normandismes, une liste des « notes de
régie » de Flaubert dans ses brouillons, avec un
dépouillement systématique des comparaisons, une
cartographie des
noms de lieu et même un diaporama illustrant la visite de la
cathédrale Notre-Dame de Rouen.
C'est beaucoup. Comme la thèse de
Marie Durel est
à l'origine de cette réalisation, il me semble qu'on
devrait en
trouver une reproduction électronique sur l'un des deux
sites (la
thèse serait à sa place sur « L'atelier
Bovary »). À l'Université de Rouen, elle
se trouve sous
la cote BU Lettres / SHS.STAPS / XD7906 / 1-2.
En effet,
< Bovary.fr >, comme je désigne cette
impressionnante
réalisation télématique, ne peut être
évalué sans la consultation de la thèse, car
là se
trouvent ses forces et ses faiblesses, ses
présupposés et ses
objectifs.
Il faut commencer par la fin,
c'est-à-dire par le
résultat informatique qu'on a sous les yeux à
l'écran. Cela
ne souffre pas la comparaison avec le livre de Jeanne Goldin. Il
suffit de mettre
les deux réalisations en regard pour le voir. J'ai lu une
à une,
dans l'édition de Jeanne Goldin, tous les brouillons du
chapitre des Comices
agricoles dans l'ordre jadis proposé par Gabrielle Leleu
à la
Bibliothèque municipale de Rouen. Contre toute attente,
cela a
été un agréable plaisir de lecture. On verra
ci-dessus les
trois analyses que j'ai pu en tirer, moi qui ne fais pas
métier en ce
domaine, ni en brouillonnologie, ni sur l'oeuvre de Flaubert.
Jamais je n'aurais pu faire cette lecture sur
< Bovary.fr >. La cause en est très simple :
la
transcription des brouillons marque de deux couleurs le premier jet
et ses
additions, et comprend aussi des rayures et quelques signes
diacritiques. Mais,
en comparaison de la transcription diplomatique de Jeanne Goldin,
il lui manque de
très nombreuses inscriptions essentielles à une
lecture efficace.
(1) Tout se trouve inscrit à l'horizontale; (2) la
transcription ne
reproduit aucun trait de raccord; (3) les traits de plume, dans le
texte, ne
peuvent jamais être reproduits à la mesure des
brouillons, bien
entendu, alors qu'ils sont nombreux, avec de très nombreuses
fonctions et
significations. Il nous faudrait donc une nouvelle édition
de la
transcription de < Bovary.fr > pour atteindre à la
qualité
de l'édition de Jeanne Goldin. Je pense qu'un programme de
type
« pdf » devrait faire l'affaire, en ce qui
concerne les traits
de raccord et les traits de plume; pour la disposition des lignes,
il faudrait
tirer profit d'un programme de traitement de la photographie. Or,
ces ajustements
sont très importants. En effet, si l'on voit à
l'écran la
photographie d'un folio du brouillon et sa transcription
horizontale en deux
couleurs, la lecture rapide en est impossible. On a d'un
côté la
photographie illisible du manuscrit sans sa transcription, et de
l'autre la
transcription que l'on ne peut reporter sur la photographie sans de
long et,
généralement, inutiles va-et-vient, à moins de
retranscrire
soi-même le brouillon sur une impression de sa
retranscription. Et on verra
que ce n'est pas facile. C'est ce qu'a réalisé
Jeanne Goldin.
Revenons maintenant à notre sottisier
du manuel de la CGMM pour voir à quel niveau d'intelligence
et de jugement
se situent ses adeptes. On y lit que la transcription du chapitre
des Comices
agricoles est « utile [sic] et accessible [sic] en
fonction du nombre
réduit de signes diacritiques [il n'y en a
aucun !] ».
C'est, paraît-il « l'avantage des transcriptions
diplomatiques »... Et la notice se poursuit ainsi :
« bibliophiles s'abstenir : c'est une
dactylographie de
qualité médiocre; la micro-informatique permet
[= a permis]
entre-temps de réaliser des transcriptions plus
agréables à
l'oeil ». Il s'agit là, évidemment,
d'une insulte
volontaire et gratuite et d'un dénigrement sans aucun
fondement. Je n'en
connais pas la raison, sinon, peut-être, que Jeanne Goldin
n'a jamais
sacrifié à la phraséologie de la CGMM de
l'ITEM du CNRS de
Paris. En tout cas, chose certaine, jamais on ne m'insulterait
ainsi sans que j'en
exige des explications et des excuses. J'ai lu ces insultes et
affirmations
insanes le 15 mars 1997. J'en suis toujours horrifié. Or,
aucun des
adeptes de la CGMM, parmi ses collègues de
l'Université de
Montréal, n'a jamais dénoncé ce mauvais coup
que rien ne
justifie. Pourtant, les adeptes de la CGMM ont été
nombreux à
profiter de la pseudo-science à l'Université de
Montréal : Bernard Beugnot, Robert Melançon et
Michel Pierssens
— pourtant champions de la dénonciation et de
l'apologie, très vite à
dénoncer la
brouillonnologie, avant même
qu'elle se pratique, à genoux
devant la
CGMM, alors qu'elle pousse
à peine ses premiers vagissements, et les yeux en l'air lors
du dénigrement de leur collègue Jeanne Goldin
—, sans compter
Jacinthe Martel, qui a fait ses études au département
des
littératures de langues françaises de
l'Université de
Montréal, avant de sévir comme adepte de la CGMM
à
l'Université du Québec à Montréal. Et
cela sans
compter non plus, incomparablement plus nombreux, les adeptes de
Paris, de France
et de par le monde. Aucun adepte de la CGMM n'a jamais pris la
mesure du travail
de Jeanne Goldin ? C'est bien possible. Il est amusant de
voir Yvan Leclerc,
en 2017, désigner deux petites fois le travail de Jeanne
Goldin dans sa
présentation de < Bovary.fr >, pour de toutes
anodines raisons de
copyright (p. 211 et 217). C'est bien peu en regard de son
travail, comme je
l'illustre ici. Cela dit, on peut comprendre, dans ce dernier cas,
que le
directeur du Centre Flaubert de l'Université de Rouen
était à
la merci de la CGMM de l'ITEM du CNRS de Paris.
Alors revenons pour analyse aux sottises du
manuel d'Almuth
Grésillon. On y lit que la transcription de Jeanne Goldin
est une
« dactylographie de qualité
médiocre ». Cette
affirmation est tout simplement stupide. Il s'agit, bien au
contraire, d'une
remarquable utilisation de la machine à écrire pour
produire ce qu'on
peut appeler à juste titre des
« dactylo-dessins ». La
spécialiste reproduit sur 350 pages les brouillons de
Flaubert correspondant
à l'un des chapitres les plus représentatifs de
Madame Bovary.
La « micro-informatique » permettrait
« de
réaliser des transcriptions plus agréables à
l'oeil » ? Épouvantable et niaise sottise,
puisque
< Bovary.fr > n'a pu encore à ce jour, plus de
trente ans plus
tard, faire mieux. Mais c'est « plus agréable
à
l'oeil » d'Almuth Grésillon ?
Et la notice du manuel de la CGMM de
préciser,
j'insiste : « bibliophiles
s'abstenir » ! Sans
commentaire.
Sur l'édition des brouillons de
< Bovary.fr >, on se trouve dans des centaines de folios
dont
l'ordonnance est parfaitement aseptisée. Un simple coup
d'oeil sur les
reconstitutions de Jeanne Goldin convainc que cela est impossible
et tiendrait du
miracle. Tous les tableaux de Jeanne Goldin portent la mention
« ordre
génétique proposé ».
Vérification faites
pour le chapitre des Comices agricoles sur un échantillon,
le
résultat correspond à l'ordre établi
sur
< Bovary.fr >. Mais dans ce cas, jamais cet ordre n'est
justifié
nulle part. La thèse de Marie Durel, dans son chapitre
« classement génétique »,
évaluait
pourtant le « degré de certitude » du
classement de
chaque folio (p. 147), selon trois degrés :
certain, probable ou
hypothétique. Mais le résultat est donné sans
aucune analyse
ni évaluation sur < Bovary.fr >. Aucun
utilisateur du site
internet ne devinera jamais que nous sommes ici dans l'arbitraire
du bricolage.
Et cela tient au fait que la thèse ne prenait pas
correctement en compte les
résultats méthodologiques du travail de Jeanne Goldin
(et dans une
moindre mesure ceux de Matthew MacNamara, dont les transcriptions
sont
linéaires).
Les chercheurs auront donc avantage à
revenir à
la thèse de Marie Durel ou, bien mieux, à l'ouvrage
de Jeanne Goldin,
avant d'entreprendre leurs études et de tirer quelque
conclusion que ce soit
de l'édition télématique
< Bovary.fr >.
L'étudiante écrivait du travail de J. Goldin,
portant sur un
« petit secteur du texte » [sic] (p. 12),
s'agissant d'une
« étude locale » [sic] (p. 21), que
ses tableaux
étaient de lecture difficile ! ( « le
dispositif choisi par
J. Goldin, assez hermétique, il faut l'avouer, pour
un non-spécialiste » !
p. 19. — On n'a pas dû la
torturer longtemps avant de la voir passer aux aveux...). En
effet, l'application
de ses « principes de classement » n'a pas fait
disparaître le caractère souvent aléatoire de
ses
résultats, donnés dans des tableaux d'une remarquable
clarté,
tellement efficaces qu'ils servent (dans le chapitre des Comices
agricoles)
à s'y retrouver facilement dans ceux proposés, sous
forme de
graphiques, en continu, sur < Bovary.fr >. Les
non-spécialistes ?
L'édition de Jeanne Goldin ne s'adresse
évidemment pas à des collégiens... Ah !
Ce n'est pas le
cas aussi de < Bovary.fr > ?
Eh non ! Et voilà encore un trait
de CGMM. Pour
demander et obtenir des subventions, l'implication d'organismes
gouvernementaux,
bref pour faire la promotion d'un projet comme
< Bovary.fr >, tous les
coups sont permis, évidemment. Des universitaires aux
garderies de
maternelles, tout le monde pourra profiter des brouillons de
Madame Bovary
et on ne manquera pas d'en utiliser les résultats, surtout
qu'ils sont
très décoratifs : une seule page des brouillons
de Madame
Bovary pourrait tenir lieu de murale à Clichy-sous-bois,
signé
« Gustave Flaubert, romancier français
(1821-1880) »;
ce serait de la nuit au lendemain un événement qui
réveillera
toute la France. Cela dit, c'est dans la présentation de
l'édition
électronique qu'on trouve la rubrique « Pour quel
public », qui s'ouvre ainsi, croyez-le ou non :
« Le
public lycéen... ». Lycéens,
universitaires et
enseignants pourraient construire des « séquences
pédagogiques » sur un « manuscrit
moderne ».
À mon avis, les enseignants auraient en effet grand avantage
à
utiliser < Bovary.fr > pour donner aux collégiens
et aux
étudiants un excellent exemple de la manière avec
laquelle on ne
devrait jamais rédiger quelque texte que ce soit. Dix
minutes devraient
suffire. Et l'enseignant d'ajouter à l'intention de ses
Gugusse potentiels,
en conclusion : cela dit, ce n'est pas parce que vous ne
savez pas (encore)
rédiger efficacement que vous ne serez pas un grand
romancier. Nommez-moi
un roman de Gustave Flaubert... Nous sommes ici en bonne
pédagogie. Les
trois autres publics, ce sont « les
spécialistes » de
Flaubert, les « lecteurs » du roman et les
« curieux » de passage. Tout cela n'a pas
d'allure, comme on
dit à Montréal. D'abord les
« spécialistes » du romancier
connaissent
déjà tous tout cela. Ensuite, les seules personnes
qui utiliseront
jamais < Bovary.fr > sont, comme on va le voir tout de
suite, les
brouillonnologues. Or, ceux-ci devront se reporter aux travaux
antérieurs
de Jeanne Goldin, Matthew MacNamara et Marie Durel.
Nous en étions en effet au classement
de M. Durel qui
provient, de fait, d'un laborieux bricolage qui n'a pas fait
progresser les
descriptions de J. Goldin et de M. MacNamara, faute
d'avoir
été prises en considération.
Le titre de la thèse de Marie Durel
propose le
classement et l'analyse des brouillons de Madame
Bovary. Le
classement des brouillons impliquait leur analyse,
c'est-à-dire leur
description, comme le montre à l'évidence l'ouvrage
de Jeanne Goldin,
dont Matthew MacNamara reprend les principales conclusions de ce
point de vue,
analyse qui était préfigurée de manière
très
pertinente par Claudine Gothot-Mersch. Or, tel n'est pas le sens
du vocable dans
le titre de la thèse de Marie Durel. Par
« analyse »,
elle entend prouver qu'elle a fait une thèse de doctorat
digne des
études de lettres, des études littéraires, et
non pas
seulement un « classement » des
brouillons...
La thèse sera donc enflée de
hors-d'oeuvre qui
n'ont aucun rapport avec l'étude des brouillons de Madame
Bovary.
L'un d'entre eux est surtitré
« Annexe » : il
s'agirait d'un « exemple de recherche
ponctuelle », soit
« L'influence des amis de Flaubert sur la
rédaction »
(p. 434-460), réimpression d'un article
déjà paru en
1996. Il s'agit d'un sous-produit du travail, qui découle
de l'étude
de la correspondance et des témoignages pour dater les
étapes de la
rédaction du roman. Mais sa réimpression ici n'a
aucun rapport avec
l'étude des brouillons. Pire : « Un exemple
de recherche
transversale : écriture des stéréotypes
et
émergence des idées reçues dans la
rédaction de
Madame Bovary » (p. 199-427). Sur ce sujet,
il faut d'abord
comprendre que la corrélation entre l'ironie du narrateur de
Madame
Bovary et le fameux Dictionnaire des idées reçues
est une faute
d'étude génétique, car ce roman n'est qu'une
toute petite
pièce de l'édification du dernier roman,
inachevé, Bouvard
et Pécuchet. On trouve de nombreuses études
à ce sujet,
qui ont toutes la caractéristique de travailler
rétrospectivement
à trouver des formulations antérieures au
dictionnaire, comme si les
« idées reçues » n'étaient
pas par
définition des idées de Flaubert ! On en
« retrouvera » plusieurs dans Madame
Bovary. En voir
naître quelques-unes dans les brouillons du roman,
cela tient d'un
très amusant jeu sans aucun intérêt. Ce n'est
pas là
un « sujet de recherche ». Or, tout cela fait
l'essentiel de
la seconde partie de la thèse qui s'intitule :
« Interpréter la genèse : quelques
exemples
d'investigation » (p. 196-460). Cette attitude
découle de
l'enseignement de la CGMM, c'est-à-dire de brouillonnologues
qui s'ignorent.
Ils ne savent pas que leur travail, l'étude des brouillons,
s'arrête
avec la caractérisation de la rédaction. Marie Durel
ne sait pas que
l'étude des brouillons de Madame Bovary ne permettra
jamais, d'aucune
manière, d'interpréter le roman, comme le croient les
membres de son
jury de thèse.
Nous nageons ici dans les eaux de la CGMM,
qui, c'est tout de
même heureux, ne dit pas son nom. Et cela se retrouve sur
< Bovary.fr >. La méthodologie de l'ITEM, qui
s'est
développée depuis plus de trente ans est simplement
évoquée (p. 20), avec la thèse de
doctorat de Pierre-Marc
de Biasi (1982). En revanche, on ne sera pas surpris que le
présent ouvrage
électronique, la Brouillonnologie (Guy
Laflèche, Laval,
< Singulier.info >, 1997-2017), ne fasse partie ni de sa
bibliographie,
ni de son état présent des recherches dans son
domaine. Autrement,
elle n'aurait jamais rédigé la plus mauvaise section
de sa
thèse, l'introduction à sa seconde partie, qu'on
achève ainsi
d'évaluer : « Perspectives de
recherches »
(p. 427-433).
Pour moi, ces pages sont d'une
désolante tristesse,
parce que l'étudiante ne se rend pas compte que ses
maîtres de la CGMM
de l'ITEM du CNRS de Paris lui demandent de pratiquer, comme eux,
une science qui
n'existe pas. C'est d'autant plus tragique que Marie Durel ne peut
même pas
s'offrir le luxe de pratiquer la belle phraséologie insipide
de
l'École. La thèse s'achève donc sur quinze
pathétiques
« pistes de recherche » pour développer
une analyse des
brouillons qui est en fait achevée après deux cents
pages, tant et
aussi longtemps du moins qu'elle ne sera pas poursuivie par
l'étude de la
rédaction du roman. Durant encore pas moins de 200 inutiles
nouvelles
pages, Marie Durel va tenter en vain de faire servir sa
brouillonnologie à
la CGMM. C'est impossible. Inventer quinze possibilités
pour l'avenir de
la CGMM, ou plus précisément pour l'étude des
« manuscrits modernes » de Flaubert,
voilà certes un bel
effort, et très précieux, car on y voit sur le vif
que la CGMM n'a
aucun avenir en regard de la brouillonnologie. Je choisis de
présenter ici
un seul de ces exemples, celui qui est le plus substantiel et,
donc, celui qui
serait le plus crédible, pour qui ignore l'enseignement de
la
brouillonnologie.
Il s'agirait d'étudier, je cite :
« Les
secrets d'un personnage secondaire : le problème
Binet »
(p. 429-430). On sait pourtant, depuis le structuralisme, que
les oeuvres
littéraires n'ont pas de « secrets » et
qu'elles n'ont
pas à être
« interprétées ». Plus
personne ne pense aujourd'hui que les études
littéraires sont
l'oeuvre de détectives, des Sherlock Holmes qui vont nous
dévoiler
leur sens caché... La proposition s'ouvre pourtant ainsi,
comme si on
lisait du Pierre-Marc de Biasi : « En quoi les
brouillons nous
éclairent-ils sur le sens et la fonction de Binet dans la
narration ? ». Impossible, absurde. Aucun folio
des brouillons de
Madame Bovary ne peut d'aucune manière nous
« éclairer » sur le
« sens » et la
« fonction » de Binet. D'ailleurs, il n'en a
pas ! Le
narrateur nous le décrit par touches successives, ce que
peut évaluer
une étude stylistique; la narration nous présente
les actions qu'il
pose, ce que peut analyser l'étude narrative; l'univers
romanesque situe
le personnage dans une configuration actantielle aux ramifications
multiples, ce
qu'étudie l'étude thématique, notamment dans
ses
réalisations psychologique et sociologique. Tout ce que la
brouillonnologie
peut faire, avec beaucoup de chance, c'est de décrire
comment le personnage
est né, dans la rédaction, pour produire les
trois dimensions
du capitaine des pompiers qui viennent d'être posées
et que seules les
sciences de la littérature, que je viens aussi de
désigner, peuvent
analyser. « Plusieurs passages mettant en scène
Binet sont en
effet difficiles à interpréter dans le
roman » (je
souligne). Ah ? bon. Il n'y a rien de difficile à
interpréter,
car il n'y a rien à interpréter, je me permets de le
répéter. « En fait, les manuscrits
prouvent [!] que Binet
a été doté par l'écrivain d'un statut
symbolique
particulier, notamment dans ses relations à
l'héroïne, et peut-être
également dans un certain cryptage du récit,
où il
peut être interprété comme l'une des
figures du
narrateur lui-même ». Nous sommes ici en plein
délire
d'interprétation, c'est le cas de le dire.
Afin de pouvoir relancer l'analyse de
brouillonnologie, il
faut méditer les conclusions de Jeanne Goldin, dans ses deux
derniers
articles, telles que je les ai présentées dès
le début.
La brouillonnologie est un travail qui demande un temps
considérable,
beaucoup de rigueur aussi, alors que ses résultats sont tout
modestes. On
peut espérer, rêver, et ce fut le cas de Jeanne
Goldin, qu'à
force de persévérance on trouvera les règles,
voire les lois,
de la composition d'une oeuvre. Or, c'est peine perdue. Lorsque
l'entreprise est
menée par un spécialiste des études
littéraires, ce
peut même être démoralisant; on se dit qu'on
n'aura pas eu, au
bout du compte, son juste salaire (mais on peut se dire aussi
qu'après tout
ce temps, le travail ne fait que commencer et qu'il serait
efficacement poursuivi
par la psychologie et la sociologie de la rédaction et de
ses compositions).
Et voilà qui explique le désarroi de Marie Durel, qui
n'a pas compris
cet enseignement capital de Jeanne Goldin. Au terme de sa
thèse, elle
rêve d'une étude littéraire
réalisée avec la
brouillonnologie, qui n'est pas une science de la
littérature; elle propose
en fait des travaux de CGMM qui, elle, n'est pas une science.
Reste l'essentiel, l'analyse et le classement
des brouillons,
la première moitié de la thèse, un travail
remarquable (en
dépit des petites et somme toute insignifiantes critiques
que je peux lui
adresser) et la réalisation vraiment exceptionnelle d'une
édition
télématique de tous les brouillons accessible sur
l'internet.
Voilà certainement un point de départ idéal
pour les
études de brouillonnologie du roman.
Justement, je vais maintenant les utiliser
pour illustrer
l'inverse de ce que je viens d'exposer : la brouillonnologie
est par
définition l'étude des brouillons et rien de plus.
Elle ne fait pas
partie des études littéraires et l'étude
scientifique des
brouillons de Madame Bovary, l'étude de sa
rédaction, partie
centrale de sa genèse, ne saurait rien nous apprendre sur le
roman.
Comme n'importe quelle science, la
brouillonnologie peut
conduire parfois à des résultats amusants. Pour
finir ce chapitre
et cet ouvrage, on sera au théâtre. Non pas au
théâtre
de Rouen, mais à l'apparition et à la distribution
des chaises dans
la rédaction de ce qui est devenu le chapitre des Comices
agricoles. Je
vais renvoyer à la fois à l'édition de Jeanne
Goldin (le sigle
JG donnera la page de son édition, le deuxième tome
de son livre,
pour qu'on puisse s'y reporter rapidement), tandis que la
référence
aux folios permettra de les retrouver sur < Bovary.fr >,
à partir
du répertoire intitulé
« feuilleter ».
« Pléiade » renvoie à
l'édition de
Gisèle Séginger, même si elle n'est pas
identifiée
nommément comme l'éditrice de Madame Bovary,
dans le
troisième volume des OEuvres complètes
(1851-1862) de la
« Bibliothèque de la pléiade » de
Gallimard en
2013. On commence donc par une étude littéraire, en
amorçant
une petite étude thématique du roman. Les chaises
dans le chapitre
des Comices agricoles.
À lire le chapitre, on voit que le
narrateur prend
grand soin d'asseoir plusieurs de ses personnages, notamment pour
bien illustrer
la torpeur et l'accablement de ceux qu'il laisse debout, ses
pompiers, ses
miliciens, ses orateurs (d'abord Lieuvain) et tous ceux qui
n'auront pas pu louer
une chaise à Lestiboudois.
Lestiboudois est bedeau ou sacristain,
fossoyeur, et
même jardinier, car il profite du cimetière pour faire
pousser des
patates, ce qui en fait le « jardinier » du
village, s'occupant
notamment des plates-bandes et fleurs d'Homais et des Bovary (on y
reviendra pour
finir). Voilà donc le personnage tout désigné
pour distribuer
à qui veut s'y reposer les chaises de l'église. Il
les transporte
à bout de bras, en de fabuleux échafaudages,
d'où l'on ne voit
de lui que le bout de ses sabots et de ses mains. Cela donne le
paragraphe
suivant, où Rodolphe Boulanger et Emma Bovary doivent se
séparer un
instant :
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