TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - édition de Guy Laflèche TGdM

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Le cauchemar de Paludes
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André Gide, Paludes, roman (*), 1895

      Je revins chez moi presque en courant; je me déshabillai; je me couchai; non pour dormir; quand je vois les autres prendre du café, cela m'agite.

      [...] (1)

      Je sortis un feuillet de dessous mon oreiller, je rallumai ma bougie et j'écrivis ces simples mots :

      « S'éprendre de son inquiétude ».

      Je soufflai ma bougie.

      « ... Mon Dieu, mon Dieu ! avant de m'endormir, il y a un petit point que je voudrais scruter encore... On tient une petite idée — on aurait aussi bien pu la laisser tranquille... — hein !... Quoi ?... Rien, c'est moi qui parle; — je disais qu'on aurait aussi bien pu la laisser tranquille... hein !... Quoi ?... Ah ! j'allais m'endormir...— non, je voulais encore penser à cette petite idée qui grandit; — je ne saisis pas bien la progression; — maintenant l'idée est énorme — et qui m'a pris — pour en vivre; oui, je suis son moyen d'existence; — elle est lourde — il faut que je la présente, que je la représente dans le monde.— Elle m'a pris pour la trimbaler dans le monde. — Elle est pesante comme Dieu... Malheur ! encore une phrase ! » — Je sortis un autre feuillet; j'allumai ma bougie et j'écrivis :

      « Il faut qu'elle croisse et que je diminue » (2).

      — « C'est dans saint Jean... Ah ! pendant que j'y suis » : — Je sortis un troisième feuillet...

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

      « Je ne sais plus ce que je voulais dire... ah ! tant pis; j'ai mal à la tête... Non, la pensée serait perdue, — perdue... et j'y aurais mal comme à une jambe de bois... jambe de bois... Elle n'y est plus : on la sent, la pensée... la pensée... — Quand on répète ses mots, c'est qu'on va dormir; — je vais répéter encore : jambe de bois, — jambe de bois... jambe de... Ah ! je n'ai pas soufflé ma bougie... Si. — Est-ce que j'ai soufflé ma bougie ?... Oui, puisque je dors. — D'ailleurs quand Hubert (3) est rentré, elle n'était pas encore éteinte;... mais Angèle (4) prétendait que si;... c'est même alors que je lui ai parlé de la jambe de bois; — parce qu'elle piquait dans la tourbe; je lui faisais observer que je ne pourrais jamais courir assez vite; ce terrain, disais-je, est horriblement élastique !... la maraischaussée (5) — non pas cela !... Tiens ! où est Angèle ? Je commence à courir un peu plus vite. — Misère ! on enfonce horriblement... je ne pourrai jamais courir assez vite... Où est le bateau ? Est-ce que j'y suis ?... Je vais sauter — ouf ! houp. — Quelâs !...

      « Alors si vous voulez, Angèle, nous allons faire en cette barque un petit voyage d'agrément. Je vous faisais observer simplement, chère amie, qu'il n'y a là rien que des carex et des lycopodes — des petits potamogétons (6) — et moi je n'ai rien dans les poches — un tout petit peu de mie de pain pour les poissons... Tiens ? où est Angèle ?... Enfin, chère amie, pourquoi est-ce que vous êtes ce soir toute fondue ?... (7) — mais vous vous dissolvez complètement, ma chère ! — Angèle ! Angèle ! entendez-vous — voyons, entendez-vous ? Angèle !... et ne restera-t-il plus de vous que cette branche de nymphéa botanique (et j'emploie ce mot dans un sens (8) bien difficile à apprécier aujourd'hui) — que je vais récolter sur le fleuve... Mais c'est absolument du velours ! un tapis tout à fait; — c'est une moquette élastique !... Alors pourquoi rester assis dessus ? avec entre les mains ces deux pieds de chaise. Il faut chercher enfin à sortir de dessous les meubles ! — On va recevoir Monseigneur (9)... d'autant plus qu'on étouffe ici !... Voici donc le portrait d'Hubert. Il est en fleur... Ouvrons la porte; il fait trop chaud. Cette autre salle m'a l'air d'être encore un peu plus pareille à ce que je m'attendais à la trouver; — seulement le portrait d'Hubert y est mal fait; j'aimais mieux l'autre; il a l'air d'un ventilateur (10); — ma parole ! d'un ventilateur tout craché. Pourquoi rigole-t-il ?... Allons-nous-en. Venez, ma chère amie... tiens ! où est Angèle ? — Je la tenais très fort par la main tout à l'heure; elle a dû s'enfiler dans le corridor, pour aller préparer sa valise (11). Elle aurait pu laisser l'indicateur... Mais ne courez donc pas si vite, je ne pourrai jamais vous suivre. — Ah ! misère ! encore une porte fermée... Heureusement qu'elles sont très faciles à ouvrir; je les claque derrière moi pour que Monseigneur ne puisse pas m'attraper. — Je crois qu'il a mis tout le salon d'Angèle à mes trousses... Y en a-t-il ! Y en a-t-il ! des littérateurs... Paf ! encore une porte fermée. — Paf ! — Oh ! nous n'en sortirons donc jamais, du corridor ! — Paf ! — quelle enfilade ! Je ne sais plus du tout où j'en suis... Comme je cours vite à présent !... Miséricorde ! ici il n'y a plus de portes du tout. Le portrait d'Hubert est mal accroché; — il va tomber; — il a l'air d'un rigolateur (12)... Cette pièce est beaucoup trop étroite — j'emploierai même le mot : exigu (13); on ne pourra jamais y tenir tous. Ils vont venir... J'étouffe ! — Ah ! par la fenêtre. — Je vais la refermer derrière moi; — je vais voleter désolément jusqu'au balcon de sur la rue. — Tiens ! c'est un corridor ! Ah ! les voilà : — Mon Dieu, mon Dieu ! Je deviens fou... J'étouffe ! »

      Je m'éveillai trempé de sueur; les couvertures trop bordées me sanglaient comme des ligatures; leur tension me semblait un poids horrible sur la poitrine; je fis un grand effort, les soulevai, puis d'un coup les rejetai toutes. L'air de la chambre m'entoura; je respirai avec méthode. — Fraîcheur — petit matin — vitres pâles... il faudra noter tout cela; — aquarium (14), — il se confond avec le reste de la chambre... À cet instant je frissonnai; — je vais me refroidir, pensai-je; — certainement je me refroidis. — Et grelottant, je me levai pour rattraper les couvertures, et les ramenant sur le lit je me rebordai docilement pour dormir.

      [...] (15)

      Écoutez, Angèle ! Écoutez — car mon âme est désespérée. Que de fois, que de fois j'ai fait ce geste, comme en un cauchemar affreux où j'imaginais le ciel de mon lit détaché, tomber, m'envelopper, peser sur ma poitrine — et presque debout, lorsque je me réveillais — pour repousser de moi, à bras tendus, quelques parois invisibles — ce geste d'écarter quelqu'un dont je sentais trop près de moi l'impure haleine — de retenir à bras tendu des murs qui toujours se rapprochent, ou dont la pesante fragilité branle et chancelle au-dessus de nos têtes; ce geste aussi, de rejeter des vêtements trop lourds, des manteaux, de dessus nos épaules. Que de fois, cherchant un peu d'air, suffocant, j'ai connu le geste d'ouvrir des fenêtres — et je me suis arrêté, sans espoir, parce qu'une fois, les ayant ouvertes...

      — Vous aviez pris froid ? dit Angèle.

      — ... Parce qu'une fois, les ayant ouvertes, j'ai vu qu'elles donnaient sur des cours — ou sur d'autres salles voûtées — sur des cours misérables, sans soleil et sans air — et qu'alors, ayant vu cela, par détresse, je criai de toutes mes forces : Seigneur ! Seigneur ! nous sommes terriblement enfermés ! — et que ma voix me revint tout entière de la voûte. — Angèle ! Angèle ! que ferons-nous à présent ? Tenterons- nous encore de soulever ces oppressants suaires — ou nous accoutumerons-nous à ne plus respirer qu'à peine — à prolonger ainsi notre vie dans cette tombe ?


Notes

(*) Bien sûr, André Gide n'a déclaré qu'un seul « roman », les Faux-Monnayeurs, et a explicitement classé Paludes comme une « sotie ». Toutefois, il s'agit là de poétique narrative constituant d'elle-même une critique du genre dans la perspective de ce qui deviendra, grâce à Gide, le roman expérimental moderne. Dans cette perspective, Paludes est évidemment un roman, le premier « roman d'un roman ».

      Comme on va le voir, le rêve est explicitement désigné par l'auteur comme un cauchemar (« j'ai fait un cauchemar assez curieux que je vous raconterai », écrit-il à Angèle, à l'ouverture du chapitre suivant). On y chercherait en vain quoi que ce soit de prémonitoire (en regard de la suite du roman). En revanche, ses liens avec les trois premiers chapitres sont innombrables. On trouvera ci-dessous ceux qui sont absolument nécessaires à l'intelligence du rêve.

(1) Suit une rêverie où l'auteur passe en revue les principales « idées » qui ont été agitées au cours de la réception des littérateurs d'où il revient. La rêverie porte bientôt, comme on va le voir, sur l'idée même d'« idées ». L'auteur va pour finir par en noter une première.

(2) La phrase est en effet dans l'Évangile de Jean (elle est de Jean-Baptiste annonçant le Messie) : Jean, 3 : 30.

(3) Hubert est le grand ami de l'auteur, le premier à qui il a dit qu'il écrivait Paludes (c'est l'ouverture du roman). Il est venu le voir ce matin-même, refusant de venir à la réception des littérateurs organisée par leur amie commune, Angèle. C'est « dans son rêve » qu'il revient maintenant.

(4) Paludes, comme le cauchemar qu'on y trouve, est construit sur le trio de l'auteur et de ses deux amis, Angèle et Hubert, qui sont eux-mêmes des amis. Ils sont liés tous trois par des liens d'intimité qui gènent les deux hommes. Évidemment, l'homosexualité de Gide étant aujourd'hui avéré,e il est difficile de ne pas faire de l'auteur de Paludes un homosexuel. L'intérêt, pourtant, n'est pas dans cet anachronisme, mais plutôt dans les relations aussi originales qu'inattendues entre les membres du trio. Du point de vue du narrateur de Paludes, bien entendu, toute forme de sexualité est radicalement étrangère à ses rapports avec Angèle aussi bien qu'avec Hubert — et cela est manifestement réciproque. En revanche, l'« auteur » laisse deviner que cela ne pourrait pas être le cas des rapports d'Angèle et d'Hubert, même si ce n'est peut-être qu'une appréhension de sa part. Ces relations, toujours présentées du seul point de vue du narrateur, sont reproduites tout aussi nettement dans le cauchemar.

Précisons que l'auteur n'habite pas chez Angèle, mais qu'il a ses habitudes chez elle, y étant comme chez lui, ce qui n'est pas le cas d'Hubert, leur ami commun.

(5) Premier jeu de mot du rêve (sur les marais, les marécages et les maréchaux, la maréchaussée — soit les responsables de la juridiction des marais !), directement lié au titre du roman, ce qu'on précisera à la note suivante.

(6) Carex (ou laîche), lycopodes (ou pied-de-loup), potamogetons des marécages. Toutes ces plantes aquatiques ont des liens directs avec le titre et le sujet du roman, c'est-à-dire les activités du personnage depuis deux jours. Le point de départ en est tout simplement le Jardin des Plantes, où l'auteur vient admirer en connaisseur la flore et la faune des bassins d'eau stagnante (les aristoloches notamment), tout comme son personnage Tityre, amateur de pèche à la ligne — et plus que tout des vers de terre. Tout cela correspond au sens premier de Paludes (du latin palus, marécage). Mais son sens se trouve aussi dans un jeu de mot : C'est la plaine de la vie quotidienne, le marécage des jours ordinaires — la « platitude » (d'où paludes) —, qui constitue précisément le sujet du « roman ».

(7) Lorsqu'il a quitté Angèle, après que les invités de sa réception aient été tous partis, elle était, inexplicablement, au bord des pleurs. « Chère amie » : il ne l'appelle jamais autrement.

(8) La nymphéa botanique, c'est assez explicitement l'Ophélie d'Hamlet (à laquelle est ainsi associée Angèle) pour que ce ne soit pas là le sens difficile à comprendre. La « branche » que l'auteur se propose de récolter et à laquelle il trouve une douceur de velour, ce pourrait bien être le fruit de la nymphoide (dont l'Encyclopédie de Diderot produit la description de Tournefort) : tout le contraire de la nymphomanie (au sens médical, proche de la frigidité) que propose d'interpréter Frédéric Canovas, soit plutôt l'androgyne, voire même la transexualité. Quoi qu'il en soit, l'auteur ne nous en dit rien, mais nous apprend « qu'il se comprend » ! — d'où nos interprétations « sexuelles », qui pourraient bien être autant de fausses pistes.

(9) Il n'y a aucun « Monseigneur » dans Paludes et ce personnage du rêve n'y évoque personne. En revanche, il se trouve dans le cadre de la réception d'Angèle, comme on va le voir tout de suite : comme il l'avait craint, l'appartement d'Angèle était surchauffé, on y étouffait.

(10) Rappelons qu'Hubert n'était pas à la réception. En revanche, le ventilateur y a joué un rôle pour ainsi dire essentiel ! En effet, connaissant les craintes de son ami, Angèle a fait mettre un petit ventilateur à la fenêtre. Toutefois, comme il faisait un trop fort ronronnement, elle a... tiré le rideau sur lui ! Par ailleurs, à la fin de la soirée, le couple est gêné par le bruit de l'appareil... qu'on ne peut pas arrêter !

(11) Ce qui a été évoqué plusieurs fois depuis le début du rêve est maintenant explicite : il s'agit du projet de promenade ou de voyage qu'Angèle et lui feront ensemble samedi (comme on va le voir, cet événement sera plus « important » dans le rêve que dans la réalité : en effet, le « petit voyage », simple randonnée en train à Montmorency, non seulement ne sera pas raconté, mais s'opposera en plus au vrai et grand voyage qu'Hubert et Roland décideront de faire à Biskra). L'important est qu'il s'agit du projet central de Paludes et que l'auteur compte sur lui pour changer sa vie et nourrir son « roman ».

(12) Le ventilateur qui rigole (plus haut), c'est maintenant le « rigolateur ». Second jeu de mot du rêve.

(13) Le matin, l'auteur a expliqué à Hubert l'une des raisons qui l'amènent à accepter l'invitation d'Angèle qu'il ne veut pas désobliger : « D'ailleurs, j'y veux retrouver Amilcar pour lui faire observer qu'on étouffe. Le salon d'Angèle est beaucoup trop petit pour ses soirées; je tâcherai de le lui dire; j'emploierai même le mot exigu... » (p. 61).

(14) Le matin même, c'est l'ouverture du chapitre, l'auteur a composé un fragment de son roman : « Tityre achète un aquarium; il le place au milieu de sa chambre la plus verte et se réjouit à l'idée que tout le paysage du dehors s'y retrouve. Il n'y met que de la vase et de l'eau; en la vase est un peuple inconnu qui se débrouille et qui l'amuse; dans cette eau toujours trouble, où l'on ne voit que ce qui vient près de la vitre, il aime qu'une alternance de soleil et d'ombre y paraisse plus jaune et plus grise — lumières qui, venues par les fentes du volet clos, la traversent. — Eaux toujours plus vivantes qu'il ne croyait... » (p. 54-55).

(15) Le récit de rêve s'achève avec la fin du chapitre. À la page suivante, l'auteur annonce à Angèle qu'il lui parlera de son cauchemar. C'est à la fin du roman qu'on trouve l'interprétation du rêve qui suit. Comme on va le voir, l'auteur situe son rêve dans un ensemble de cauchemars du même ordre. Mais c'est aussi l'interprétation de Paludes : la platitude quotidienne dont on ne saura probablement jamais sortir tant que l'on ne saura pas la reconnaître comme l'essence de la vie. Dans ce dialogue, l'auteur réussit enfin à transmettre à Angèle son angoisse. Ainsi ira-t-il finir Paludes, ainsi le roman finit-il.


Références

André Gide, Paludes, Paris, Gallimard (coll. « Folio »), c1920, p. 94-99.

Édition originale

André Gide, Paludes, Paris, Librairie de l'Art indépendant, 1895, 103 p.

Édition critique

André Gide, Romans : Paludes, éd. Maurice Nadeau, Y. Davet et J.-J. Thierry, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1958, p. 126-128.


Situation matérielle

      Le rêve se trouve au centre du roman, à la toute fin du troisième chapitre intitulé « le Banquet ». Le roman comprend huit sections de longueurs très inégales, mais la troisième correspond au troisième jour du journal de l'auteur, le jeudi, qui s'étend sur six jours, du mardi au dimanche.


Situation narrative

      Le sujet du roman est précisément l'élaboration et l'écriture de Paludes. Le narrateur, c'est-à-dire l'auteur, nous présente à la fois des fragments, notes ou résumés sommaires du roman qu'il élabore et la situation de ce travail dans le milieu littéraire qui gravite autour de sa vie quotidienne.

      Au moment du rêve, le narrateur revient d'une réception où son roman a été le centre d'attention des invités.


Bibliographie

Canovas : 4, 7, 23, 34, 53, 56, 73, 78, 86, 87, 95, 96, 102, 103, 109. Le chapitre 4 de la thèse est consacré à Paludes : « Le cauchemar de Paludes : sexe, mensonge et idéaux », 158-194.

CANOVAS, Frédéric, « André Gide entre deux siècles : Libido scribendi, le récit de rêve de Paludes (1895) », l'Écriture rêvée, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 139-201. Reprend, en le développant légèrement, le chapitre de la thèse cité ci-dessus.



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