Voici un état du travail pour les
utilisateurs de cette anthologie (c'est le « Recueil de
recueils de
récits de rêve », abrégé RRR) et
surtout les lecteurs des chapitres
rédigés de l'essai en cours.
J'ai pris ma retraite de l'enseignement en
2011. Je me suis mis avec un plaisir inattendu à
l'étude de la langue des Montagnais, l'innu. Mon objectif
était de pouvoir lire les textes des missionnaires
jésuites du XVIIe siècle dans cette langue.
« Pendant ce temps », j'ai poursuivi, pour le
plaisir de la chose, l'édition critique du texte de Lahontan
sur (son invention ! de) la Rivière longue (1).
J'en suis maintenant à l'étude de toutes ses cartes.
Après quelques années d'apprentissage de l'innu et
deux séjours à Uashau et Meliotenam, j'ai pu
réaliser mon ouvrage, Paul Lejeune, le
premier linguiste et grammairien de l'innu (2) Je vais
maintenant achever mon édition critique des Chants de
Maldoror et l'étude de ses hispanismes. L'ouvrage,
El Bozo (3), est à moitié
réalisé. Pour le finir, je devrai y consacrer au
moins deux ans. C'est un ouvrage important que personne, je crois,
ne pourrait faire facilement.
Or, tel n'est pas le cas du présent
essai sur l'étude narrative du récit de rêve.
Au cours des deux années qui viennent, on peut
espérer que quelques chercheurs produisent dès
maintenant ses chapitres à venir. Je commence par les
énumérer et je dis ensuite comment les
réaliser.
La préfiguration et la naissance du rêve
moderne
Le premier chapitre de l'histoire du
rêve en Occident
est passionnant parce qu'il sera impossible d'en présenter
une
« histoire événementielle »
où l'on
pourrait désigner un créateur de génie qui
procéderait à la naissance du nouveau genre onirique,
le
récit de rêve moderne, qui discréditerait d'un
coup et
à tout jamais le songe classique et médiéval,
pour imposer
une représentation narrative crédible,
réaliste et, dirais-je,
objective de nos rêves. Au contraire, le récit de
rêve
moderne ne s'imposera pas (et non sans résistance) avant le
tournant des
XIXe et XXe siècles. Il faut plutôt poser les jalons
suivants.
D'abord, le récit de rêve se trouve ici et là
sous une forme
embryonnaire dans quelques songes médiévaux, dont
l'exemple le plus
net figure dans l'autobiographie de Guibert de Nogent, soit
« Le
second songe de sa mère » (1115). Cela signifie
qu'on trouvera,
exceptionnellement, des préfigurations du récit de
rêve dans les discours herméneutiques du
songe dès
le Moyen Âge. C'est toutefois au XVIIe siècle que
naît le
récit de rêve : ce sont deux des trois songes de
Descartes (1619,
parus dans sa biographie de 1691), puis les songes de Pauline (dans
Polyeucte)
et d'Athalie de Corneille (1643) et de Racine (1691). Ces trois
exemples peuvent
suffire à montrer comment le songe se métamorphose en
rêve
sous la plume d'observateurs et d'artistes de génie. Mais
l'important est
que ces rêves se présentent encore comme des songes
(à
l'inverse des songes médiévaux qui recelaient des
récits de
rêves embryonnaires, les rêves du XVIIe siècle
se donnent pour
des songes, tandis que l'étude narrative n'a pas de peine
à
montrer que tel n'est pas le cas).. Tout se passe comme si le
discours
herméneutique du songe enveloppait la narration pour lui
résister.
D'ailleurs, le songe restera largement dominant encore au XVIIIe
siècle,
avant de reprendre toute la place, comme au Moyen Âge, au
moment de la
belle régression romantique, avant la surprenante
résistance du
« récit (onirique) fantastique » des
romantiques et
des premiers romanciers réalistes.
Le songe romantique
Le texte emblématique de l'analyse sera
le « Discours du Christ mort » et
« Le songe dans le songe » de Jean-Paul
[Richter], Siebenkas, 1818. L'analyse se fait au
départ en deux temps. On constate que les poètes
romantiques, comme les romanciers, privilégient le
thème du rêve; ils parlent du rêve,
mais en font peu de récit. Ensuite, et c'est
évident des deux tableaux de Jean-Paul, leurs
réalisations sont essentiellement descriptives,
présentant une très nette régression dans la
compréhension narrative du récit de rêve. Il
ne fait pas de doute que les romantiques allemands, anglais, puis
français (illustrés ici sur RRR par quelques
poètes et prosateurs, dont Nerval sera le
représentant privilégié), sont de très
grands artistes. Mais leur compréhension du récit de
rêve recouvre le songe du Moyen Âge d'une enveloppe
poétique, un caractère qui contredit radicalement la
réalité narrative du récit de rêve
moderne.
Le rêve « fantastique » des romanciers
réalistes
Les romanciers réalistes ont d'abord
été des romantiques. Leur première
réalisation a toutefois été de
« dépoétiser » leurs
récits de rêve, du moins à première vue.
En fait, ils ont transformé les descriptions de situations
oniriques en récits fantastiques, récits
manifestement
événementiels. Et c'est justement dans le roman
fantastique, chez Gautier par exemple, qu'on trouve les
réalisations les plus
« réalistes » du genre. En effet,
paradoxalement, les récits de rêve des romanciers
réalistes sont toujours fantastiques, de sorte que la
littérature fantastique présente les récits
oniriques de la manière la plus réaliste qui soit.
C'est là que nous trouvons les histoires
événementielles en contradiction radicale avec
l'histoire rêvée. Il faut dire que c'est encore le
cas aujourd'hui dans la littérature populaire : les
récits de rêves y sont toujours des histoires
fantastiques des plus réalistes. Le contre-exemple sera le
fait d'un génie, Gustave Flaubert. Alors qu'on trouve
souvent, dans ses premiers romans
« romantiques » de tels rêves
fantastiques, on ne trouve, dans l'Éducation
sentimentale que deux rêves, mais qui correspondent
rigoureusement au modèle de l'histoire rêvée
moderne. Ils n'ont plus rien de fantastique ou
d'« onirique ». Or, il s'agit de deux
créations proprement
« littéraires », puisque ces deux
réalisations artistiques n'auraient aucun sens en dehors de
la trame du roman. Je pense qu'on ne trouvera pas de
réalisations aussi réalistes (et pour bien dire
géniales) avant Proust.
Le rêve du roman moderne, du roman
expérimental
Le point de départ du chapitre sera
forcément le Rêve de Swann et sa version
préliminaire, le Rêve de Jean Santeuil. Il faut
situer cette réalisation dans les récits de
rêves de l'oeuvre de Proust, mais également en regard
des « réalisations » des grandes
analyses psychologiques qui précèdent et suivent
immédiatement. Je ne sais pas encore ce qui émergera
de l'analyse des récits de rêves littéraires
dans les oeuvres narratives du XXe siècle, mais je suis bien
persuadé que c'est la structure narrative du
récit de rêve qu'on verra à l'oeuvre dans les
grandes oeuvres expérimentales, des chants de
Maldoror à Naked Lunch, en passant par les
grandes oeuvres « automatistes », dont un bon
exemple se trouve dans l'oeuvre inachevée de Céline,
ses trois volumes de Féeries pour une autre
fois (dont les deux premiers seulement sont parus : voir
l'édition du dernier volume des romans par Henri Godard dans
« La pléiade, vol. 4,
1993 ») : rien
là de féerique, de fantastique ou d'onirique,
pas un seul récit ou rappel de rêve. Et pourtant, un
rêve, c'est exactement ça.
Voilà donc à venir quatre ou
cinq travaux (avec le rêve impératif des
Amérindiens) et ceux que ne manqueront pas de susciter ces
recherches. On n'a pas besoin d'attendre mon retour ici pour les
réaliser. Il suffit de maîtriser le découpage
événementiel de l'analyse narrative (ce qui ne
s'improvise pas, il est vrai : cela implique la pratique de
la Grammaire narrative, Laval, Singulier, 1999, 2007), de
prendre connaissance des résultats actuels du travail en
cours (ce qui est assez facile) et d'établir correctement
son corpus et sa bibliographie de travail. Et on peut compter sur
mon aide au besoin. Mais je serais surtout heureux de
résumer sommairement ici un mémoire ou une
thèse réalisant de manière critique l'une ou
l'autre de ces recherches.